Nous avons vu (1) comment, dans les eaux claires et
souvent calmes de la Côte d’Azur, sont nés, voici une quinzaine d’années, les
masques sous-marins et les respirateurs. Ces inventions, d’apparence très
simples, ont une grande importance dans l’histoire humaine, car elles mettent à
la disposition de l’homme des appareils qui permettent l’exploration
quotidienne des fonds marins jusqu’à une dizaine de mètres et même davantage.
Voyons aujourd’hui comment ont été créés sous les mêmes cieux, en même temps, par
les mêmes artisans, les engins propulsant des harpons qui constituent, avec les
premiers, l’équipement de la chasse sous-marine.
Lancé à bras d’homme, le harpon remonte à la nuit des temps.
Mais, pour le trouver propulsé par une autre force, nous devons arriver à notre
siècle. La première ébauche de l’actuel fusil à poissons dont nous ayons trouvé
trace, nous l’avons découverte dans un vieux catalogue « de
Saint-Étienne ». Il s’agit d’une « arbalète à poissons »
fonctionnant avec des tendeurs de caoutchouc. Le prix de l’arme (38 francs)
et celui des harpons de rechange (3 francs la demi-douzaine) montrent que
cela ne date pas d’hier, ni même d’avant-hier. Cette arme n’était d’ailleurs
destinée qu’à tirer depuis la berge sur les poissons de rivière venant à fleur
d’eau.
Citons également le brevet Lacave qui, en 1905, décrivait un
fusil harponneur à ressort, destiné, lui aussi, à chasser le poisson de
l’extérieur. Citons encore une fronde à caoutchouc avec laquelle, en 1935-1937,
Jean Kisling, le fils du peintre, chassait en plongée les poissons de mer.
Mais cet instrument exigeait l’emploi des deux mains et obligeait donc à ne
nager qu’avec les pieds durant les plongées ; l’hebdomadaire Voilà
publia, en août 1937, un article sur cet engin. Un mois plus tôt, le même
journal avait consacré un autre article à un fusil réalisé par Kramarenko selon
une idée poursuivie depuis longtemps. Nous revenons ainsi à l’inventeur du
premier masque.
L’idée est née en juillet 1932. Comme tous les matins, avant
son travail, Alec Kramarenko se baignait promenade des Anglais. Mais ce
matin-là n’était pas comme les autres : il allait inaugurer son tout
premier modèle de lunettes. Sur la grève, des pêcheurs tiraient leurs
filets ; bientôt, la poche atteindrait le rivage. Il entra dans la mer
calme et, pour éprouver ses lunettes, plongea près du filet. Il vit grouiller
dans les fines mailles sombres de nombreux poissons argentés. Quand il reparut
à la surface, il cria aux pêcheurs leur imminent succès. Las ! quand le
filet fut complètement tiré, la poche ne contenait plus aucun poisson !
Mais Kramarenko de se dire : « Puisque, sous l’eau, on peut voir si
bien des poissons, pourquoi ne pas les chasser ? » Ainsi commença
l’histoire de la chasse sous-marine.
Désormais, pour Kramarenko, la mise au point du fusil alla
de pair avec celle des lunettes. Finalement, il déposa en avril 1937, six mois
avant les lunettes, un brevet de fusil dont le ressort travaillait par
compression. Il mit en vente aussitôt ses premiers exemplaires, fabriqués de ses
mains. C’était exactement le système des pistolets d’enfants : un ressort
fixé au fond du canon ; pour charger, on le comprime en enfonçant la
flèche ; quand on le relâche, la flèche part.
En juin 1938, Maxime Forjot, l’auteur du masque et du
respirateur, faisait breveter un fusil dont le ressort agit, au contraire, par
extension. Le point fixe est à la gueule du canon. L’autre extrémité du
ressort, à l’arrière, est fermée en cul-de-sac. Pour charger, on introduit la
flèche non seulement dans le canon, mais dans le puits que forment les spires.
Le ressort, sitôt relâché, propulse la flèche en revenant sur lui-même.
D’autre part, à Marseille, en 1935 et 1935, Georges Beuchat
avait vu un Antillais, du nom de Canaido, prendre force poissons en plongeant
avec un harpon. Il avait pensé à perfectionner cette pêche primitive, mais
efficace, et à lancer la flèche par un sandow de caoutchouc. En compagnie de
son ami Barthés, il obtint pendant plusieurs années de très beaux résultats
avec une arme très simple et peu coûteuse : un harpon à l’arrière duquel
était attaché un fort élastique. On tendait l’élastique en le tirant vers la
pointe de la flèche ; et quand on lâchait tout, on obtenait un élan
capable de percer tous les poissons courants. Une véritable « école »
marseillaise se développa, qui utilisait des tendeurs de caoutchouc,
complètement indépendante de l’école niçoise qui basait sa technique sur des
ressorts métalliques. Georges Beuchat perfectionna peu à peu son engin,
séparant les sandows du harpon et obtenant ainsi un fusil à double, triple ou
quadruple sandow, qu’il fit breveter et mit sur le marché.
Si les lunettes, masque ou respirateur semblent atteindre
leur classicisme, il n’en va pas de même du fusil. Non seulement on le
perfectionne sans cesse par certains détails, mais encore trois types
s’affrontent, basés sur des principes différents. On prône l’un ou bien
l’autre ; on en discute avec ardeur. Prendre parti ? Il est
impossible de le faire sans favoriser ou défavoriser des intérêts commerciaux.
Aussi donnons-nous la parole aux trois principaux inventeurs pour résumer la
défense de leurs conceptions. Nous avons même soumis à chacun d’eux le texte
des paragraphes qui suivent, afin d’être sûrs de bien résumer leurs pensées.
Aussi tout ce qui suit doit-il être considéré comme un document essentiel dans
l’histoire de la chasse sous-marine.
a. Harpon propulsé par un ressort compressé qui se détend.
— Alec Kramarenko nous dit :
« Quand j’ai abordé la question, la voie était
libre : je pouvais breveter n’importe quel système. Si j’ai choisi de
comprimer mon ressort au chargement et de le décomprimer au tir, c’est que j’ai
pensé ce système le meilleur.
» Je n’ai pas retenu le ressort allongé puis détendu,
car les spires, à force de frapper violemment les unes contre les autres,
finissent par se déformer. Autre inconvénient : quand la propulsion est
terminée, la flèche est encore dans le canon, plus exactement à l’intérieur du
ressort ; elle frotte alors sur les spires, ce qui la freine dès son
départ.
» Quant aux sandows de caoutchouc, leur force diminue
très vite ; après une saison de pêche, s’ils n’ont pas cassé, on doit les
changer. De plus, on est toujours à la merci d’une rupture de tendeur, ce qui
oblige à interrompre la chasse. »
b. Harpon propulsé par un ressort à spires jointives qui,
détendu, revient sur lui-même.
— Maxime Forjot nous dit :
« Dans mon système, le ressort, en revenant sur
lui-même, demeure bien droit ; il ne heurte pas les parois du canon. Dans
l’autre système, le ressort qui s’allonge a tendance au « flambage »,
pour employer un mot technique : il prend, au repos, une forme
ondulée ; quand on le compresse, il grince ; quand on le relâche, ses
ondulations freinent fortement dans le canon. (C’est ce qui se passe, toutes
proportions gardées, dans les pistolets d’enfants, dont les ressorts se
déforment vite.)
» De plus, avec un ressort qui, pour se détendre,
s’allonge, le mouvement exerce, sur la fin du parcours, une force bien
diminuée. La propulsion est donc beaucoup moins franche que dans mon système.
» D’autre part, dans le fusil de Kramarenko, la
longueur du ressort et celle de la flèche s’additionnent. D’où la nécessité
d’un fusil beaucoup plus long que les miens où la longueur n’est que celle de
la flèche, puisque la flèche pénètre dans le ressort. Mes fusils sont donc
beaucoup plus maniables. »
c. Harpon propulsé par des sandows de caoutchouc.
— Georges Beuchat nous dit :
« Si un ressort est court, il manque de puissance. Et
l’on ne peut additionner la force de plusieurs ressorts, puisque chacun aurait
besoin d’un canon pour le guider. Au contraire, on peut additionner la
puissance de plusieurs caoutchoucs ; c’est ainsi que nous fabriquons des
fusils à double, triple et même quadruple sandow, dont chacun est de faible
longueur. Nos fusils peuvent être par conséquent très courts sans être pour
cela moins puissants. Or cela est essentiel aujourd’hui. Au début de la chasse
sous-marine, un fusil long était possible, car on tirait les poissons en pleine
eau. Mais, actuellement, le gibier est devenu très peureux ; on doit le
prendre dans des trous ; un fusil très maniable est donc absolument
nécessaire.
» Autre avantage : le prix de revient. Notre arme,
bien plus simple que les autres, revient nettement meilleur marché. Et si l’on
me dit que les sandows perdent leur force, je réponds que leur éventuel
changement représente une dépense minime qu’un chasseur pourrait même se payer
chaque année, s’il lui prenait fantaisie d’avoir une arme remise à neuf.
» Enfin et surtout, la puissance du tir. Les spires des
ressorts doivent vaincre la résistance de l’eau ; elles sont freinées dans
leur mouvement d’accordéon. Rien de tel avec le caoutchouc, qui ne doit vaincre
qu’une très légère résistance de l’eau correspondant à son épaississement lors
de sa rétraction. Cet avantage est encore plus marqué en profondeur, lorsque la
pression de l’eau est plus forte ».
Entre toutes ces thèses que nous avons voulu affronter, nous
ne prendrons pas parti.
Pierre DE LATIL.
(1) Voir Le Chasseur Français d’août 1949.
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