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Les grues de Solférino

 « Les cerfs cessent leurs combats, et un murmure se propage de collines en collines : les grues arrivent ; ils arrivaient en effet les oiseaux gris aux ailes ornées de longues plumes flottantes, une aigrette rouge sur la nuque ; les grands oiseaux aux longues pattes, au fin cou délié, aux ailes élégamment relevées. Ils se mouvaient avec une rapidité incompréhensible, leur danse avait quelque chose de singulier et d’étrange ; on eût dit des ombres jouant un jeu que l’œil suivait difficilement, et ce jeu il semblait qu’elles l’eussent appris des brouillards qui flottent sur le marécage désert. »

Telle est la description de Selma Lagerlöf dans son admirable livre de contes qu’elle a intitulé : Le merveilleux voyage de Nils Holgerson à travers la Suède.

L’arrivée des grues, leur étrangeté ont été là décrites de façon charmante. À cette description physique des grues cendrées j’ajouterai qu’elles portent avec une certaine dignité, à l’arrière du dos, de longues et belles plumes en grosses touffes qui est la marque élégante de leur distinction.

Ces oiseaux sont parmi les échassiers les plus grands d’Europe et mesurent 1m,30 à 1m,50.

Les grues se reproduisent en Suède, en Finlande, en Pologne, en Sibérie, dans ces immenses plaines où nul ne les dérange pour élever leur famille. Les grues sont des oiseaux fidèles, elles ne reproduisent pas en France, mais elles y passent très régulièrement en octobre et en mars. Elles font leur migration de jour et de nuit.

Est-ce la taille de ces magnifiques oiseaux ; est-ce leur cri nostalgique ou leur élégante tenue ; est-ce simplement parce que j’ai tenté leur approche, hélas ! sans parvenir à les tirer à bonne portée : je ne sais. Mais un fait est : lorsqu’en automne le grand triangle de leur vol s’inscrit dans le ciel et que leur cri de ferraille rouillée parvient à mes oreilles, mon émotion est bien grande ; elle date de bien loin cependant, mais elle est toujours de même nature.

Dans la vallée de la Garonne s’arrêtent parfois les grues qui trouvent en cet endroit les grands espaces qui sont pour elles propices à la pose. Il m’est arrivé de rester de longues heures à attendre les grues. Il en passait, mais toujours impossibles à tirer, parce que trop hautes. Une fois pourtant j’ai failli réussir. C’était près d’un petit village, Monheurt, auquel je suis depuis tant d’années profondément attaché. Les métairies sont dans la basse plaine très éloignées les unes des autres. Je suivais un petit ruisseau : le Bagneux. J’entendis soudain non loin de moi, environ à 500 mètres, le gruément de ces grands oiseaux. Je me planquai et, lorsque mes grues se furent posées, je demandai à ma sœur de traverser un petit pont placé à proximité, puis, suivant le fossé en rampant, d’essayer de rabattre vers moi les soixante grues qui étaient posées non loin de la gravière. Le vent d’ouest était assez fort à ce moment, j’espérais que les oiseaux allaient courir dans le vent et puis s’élever. Elle me passeraient probablement à portée. Je ne bronchais point. Ma sœur en rampant poursuivait sa manœuvre. Je ne la voyais pas dans sa reptation. Il faut vous dire qu’elle avait la passion de la chasse. Je glissais de temps en temps un œil entre les fougères sèches pour me rendre compte de l’attitude des grues. Elles étaient toujours immobiles. Tout allait bien. Tout à coup, horreur ! je vis deux cyclistes venant du village voisin et qui échangeaient leurs idées à très haute voix, suivant la route dans la direction de mes oiseaux qu’ils n’avaient malheureusement pas vus. Lorsque les cyclistes arrivèrent à cent mètres des grues, celles-ci se mirent à pousser un cri d’alerte, et la bande se mit à courir, puis s’éleva ; elles passèrent à 200 mètres de mon poste d’affût vers la gauche. En les voyant s’éloigner, j’entendis longtemps leur chant bizarre qui paraissait venir du plus profond d’elles-mêmes.

Je n’étais pas bien vieux à cette époque et ma sœur non plus. Ce fut pour nous une chasse remplie d’imprévu et de déception.

Avant de terminer ce chapitre, je voudrais vous conter l’histoire que je puis qualifier d’extraordinaire et dont M. Sourbé, Landais de Solférino, a précisé les détails dans les lignes de notre excellent confrère Chasses du Sud-Ouest ; M. Sourbé avait vu se poser plusieurs vols de grues dans la soirée du 8 mars dernier dans les landes de Solférino que le feu, hélas ! n’avait pas épargnées. Il décida de tenter une approche au petit jour, le lendemain matin. À trois reprises différentes, ce fut sans succès : les grues se levaient toujours hors de portée. Au quatrième essai, il s’avança en rampant jusqu’à cent mètres des grands oiseaux. Son émotion devait être bien forte : il y avait trois cents grues dont la plupart était couchées. Pour les faire lever, il brisa une petite branche de pin. Toutes les grues se dressèrent, mais ne s’envolèrent pas. Cent mètres, c’est loin. Les deux coups de deux de ses cartouches à concentrateur partirent presque en même temps. L’heureux chasseur ramassa quatorze grues, dont une seule était blessée ; elles avaient été tirées à 10 centimètres au-dessus de la tête en raison de la distance. Nous applaudissons à ces deux maîtres coups de fusil dont plusieurs chasseurs furent les témoins.

Je n’ai jamais tiré de grues à portée ; je crois que nous sommes assez nombreux dans ce cas. À la chasse, la difficulté à vaincre est d’un grand attrait. Réussir une approche sur les grues, oiseaux si farouches, est un beau succès. Aussi bien, lorsqu’en octobre ou mars elles passeront, je souhaite de les voir se poser et de tenter l’approche. Je puis vous certifier qu’à ce moment-là plus nombreux seront les battements de mon cœur.

Jean DE WITT.

Le Chasseur Français N°633 Novembre 1949 Page 722