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Au clair de la lune …

Autres variations (1).

Récemment, je racontais ici comment la rencontre d’un chat noir, sur le coup de minuit, au lieu du lièvre attendu, avait pu bouleverser un esprit pourtant endurci. De telles aventures sont plutôt rares, mais ce qui est très fréquent, ce sont les erreurs de tir dues à la pénombre, aux déformations d’optique. La plupart des chasseurs ne chassent que de jour et les ignorent. Les chasseurs de marais, affûteurs de nuit, sont bien plus exposés à ces erreurs de vision, et, si leur excellente revue La Sauvagine instituait là-dessus un concours d’histoires, elle en récolterait de fameuses. L’erreur naît si facilement sur l’eau calme, lorsque le moindre brin d’herbe fait une tâche sur le miroir de l’onde éclairée par la lune.

Je me souviens d’une certaine passée du matin, en Camargue, où mon camarade Edgar de X ... et moi battîmes tous les records d’erreurs. Nous avions quitté la cabane des Enfores en pleine nuit, pour être à nos postes avant la petite pointe du jour, comme il convient. Le ciel était pur et le reflet de la lune haute jouait sur les sables. Cent fois nous avions fait ce trajet par les temps les plus bouchés, nous en connaissions chaque hampe de jonc, chaque gachole de tamaris. J’aurais gagné mon poste les yeux fermés. À la hauteur de l’affût du Sommeil, nous aperçûmes en bordure de la Grande Baïse une silhouette élancée que jamais encore nous n’y avions remarquée. Une silhouette de grand échassier, se détachant bien noire sur l’eau calme. Héron ? flamant ? spatule ? aigrette ? ou quoi ? ... Le mieux était d’essayer de la tirer pour savoir. Je m’arrêtai. Mon camarade continua avec des ruses infinies, presque à plat dans les enganes. L’oiseau ne bougeait toujours pas. Edgar savait ses distances, il rampa jusqu’à trente mètres et tira. Rien ne remua, l’échassier était toujours debout sur le clair de l’eau. Edgar lui allongea son second coup, la chose ne bougea pas plus qu’une borne. Nous fûmes y voir. À vingt pas nous reconnûmes le piquet que nous connaissions si bien et qui plus d’une fois avait servi d’attache à notre barcot.

Beau début !

J’arrivai à Reggio, Edgar me quitta pour gagner son poste du Doutour. En m’installant dans ma cuve, je grognais contre notre beau coup :

— Si c’est permis d’être si bête ! Je finissais à peine mes préparatifs lorsqu’un canard surgi de la nuit tomba entre mes deux appelants, je passai doucement mon fusil dans les brins de mon affût. Pan ! allez ! le premier, un beau colvert ; cela console du piquet.

Puis la lune baissa, l’on y voyait moins. J’aperçus quelque chose flottant sur ma droite, non loin de mon malard, mais je savais qu’il y avait par là une touffe d’enganes à demi submergée, je ne voulais pas avoir la berlue et rééditer le coup de tout à l’heure. J’attendis. La chose bougea, elle approchait ; il me sembla distinguer le balancement régulier du cou ; la bête saluait du casque, en cadence, donc ce n’était qu’une foulque. On ne gâte pas son poste pour une foulque immangeable, je la laissai tranquille. Hélas ! à un mouvement que je fis, le canard — car c’en était un — s’envola avec un « coin ... coin ... » de surprise apeurée. Zut, un colvert perdu. Décidément, cela n’allait pas.

Maintenant la lune avait disparu et l’aube n’était pas encore là. Je regardais dans le noir. Toujours sur ma droite, quelque chose d’imprécis parut. Puis je vis mieux, je distinguais la boule ronde du canard flottant sur l’eau, au repos, tranquille, la tête engoncée dans les épaules. Prudemment, j’allongeai mon fusil au parapet. Il faisait si gris que j’eus du mal à mettre la bête au bout de mon canon. Enfin je tirai, mon plomb fouetta l’eau, rien ne s’envola. Vite je fus ramasser la victime. Malheur ! je venais de fusiller la motte d’enganes à moitié noyée que je connaissais si bien ...

Tout cela, ce sont les petites misères inhérentes au métier d’affûteur de marais. Et ces mésaventures me rappellent un tour meilleur que joua la lune à un excellent homme, chasseur d’occasion.

À l’époque, presque chaque samedi, je rejoignais en Avignon mon camarade Hubert d’Arzèles, et nous allions passer le week-end chez une vieille tante à lui, l’austère demoiselle Angélique d’Escarbagnac. Elle avait donné à son neveu la chasse de son beau domaine, le Jas de Psalmodi, quelque part avant Aigues-Mortes, en bordure de Camargue. Une très belle propriété avec de grands arbres autour de la longue demeure basse, un peu de tout gibier, des vignes, des prairies, un vaste bosquet de plaisance, chéri des bécasses, et d’un nom charmant : la Joliesse. Plus loin, du marais, et des canards à ne savoir qu’en faire.

Une compagnie de paons faisait l’orgueil de Psalmodi. On les voyait étaler sur les pelouses du château la splendeur de leurs queues ocellées. Parfois, si l’on chassait le lapin à la Joliesse, on apercevait leur troupe agile se défilant devant les chiens, à travers les gaulis, à longues enjambées, ou sautant une allée en demi-vol. À la nuit venant, ils s’enlevaient d’une aile puissante jusqu’au faîte des plus grands arbres pour y mener leur aigre concert et s’endormir à l’abri des puants. Mademoiselle d’Escarbagnac y tenait plus qu’à la prunelle de ses yeux. Toutes les quelques années, lorsque Monseigneur venait à Saint Jean du Vaccarès donner la confirmation, elle le recevait à Psalmodi et se résignait, la mort dans l’âme, à sacrifier un jeune paonneau pour en régaler Sa Grandeur. Hormis cette victime, ses paons ne périssaient que de vieillesse ou sous la dent des renards.

Une fois, mon ami d’Arzèles, qui était très simple et plein de gentillesse, nous amena un vieux brave homme d’artisan qui travaillait pour lui en son hôtel de la rue Cinq Dauphins. Ce n’était pas un invité bien méchant. Ce petit chasseur rapportait, par-ci par-là, une grive ou deux le dimanche. Il avait même tué quelques lapins :

— Tenez, messieurs, le dernier, c’était précisément l’année où le président Carnot est venu en Avignon inaugurer le monument du Centenaire.

Or il advint qu’à la nuit, notre journée finie, au sortir de la Joliesse, le bonhomme eut à s’attarder un instant pour une humble raison.

— Ne vous pressez pas, père Roumillasse, nous vous attendrons, fit mon camarade.

— Non, non, Monsieur le Comte, ne m’attendez pas, continuez, je me retrouverai bien.

C’était un soir de lune haute, nous étions à trois cents pas du château, l’on devinait sa façade blanche à travers les platanes et les hauts marronniers. Nous laissâmes notre homme à son occupation.

Las ! novembre avait commencé d’éclaircir le faîte des grands arbres autour de la demeure. Comme le père Roumillasse passait sous l’un deux, il s’y fit un grand bruit d’ailes. Il leva le nez, il devina sur le ciel clair une forme noire, une longue queue.

— Vé, une ajasse, tu la tires ?

La pie en salmis, marinée, cuite et recuite avec un peu d’ail et d’olives, c’est moins mauvais qu’on ne le dit. Il se mit droit dessous, et « pan ! »

Pouf ! il reçut un paon sur le nez : le grand-père.

Seigneur ! qu’il était piteux en se présentant au salon, son trophée à la main, encore tout abasourdi du coup qu’il avait reçu.

— Je ... je ... je vous demande bien pardon ... Je ... je ... je ne savais pas ... Je ... je n’ai pas fait exprès-Mademoiselle d’Escarbagnac fut sublime, quand son face-à-main eut assez contemplé le désastre :

— Je vous en prie, monsieur, remettez-vous, ce n’est rien ...

— Comment ! ce n’est rien, Mademoiselle la Chanoinesse ? eh bé ! qu’est-ce qu’il vous faut ? J’aurais voulu vous y voir, avec ce z-oiseau-là vous dégringolant sur le crâne du haut de « sa » platane ! Et vous me racontez que ce n’est rien ! Péchère, ce qu’il faut entendre !

Que l’on ne crie pas trop à la galéjade pour mon histoire de paon pris pour une pie. Tout arrive, et les braconniers qui soufrent le faisan au branché dans nos belles forêts de l’Ile de France vous diraient combien la silhouette noire d’un vieux coq semble minuscule dans le clair obscur. Et tous ceux d’entre nous qui ont l’expérience des affûts nocturnes pourraient témoigner des déformations étranges, des hallucinations nées de la lune argentine et du silence de la nuit.

Albert GANEVAL.

(1) Voir Le Chasseur Français d’octobre.

Le Chasseur Français N°633 Novembre 1949 Page 725