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En Amérique latine

La chuña

 (1)

Lino, mon domestique indien, venait, preuves en mains, de m’avertir que le « charque » (2) n’était vraiment plus comestible. En effet, les vers étaient si nombreux que bientôt il y aurait plus de vers que de viande. Et nous n’avions plus que cela pour notre « puchero » (3).

Depuis quelques jours, les pluies de cet été austral de 1908 avaient détrempé les pistes ; le ravitaillement, qui nous arrivait de Resistencia alors par chars, n’avait pu partir et nous en étions tous réduits à la portion congrue. Bien que surveillant la montagne d’un pont métallique important sur le Rio Salado (ligne de la Sabana à Barranqueras), je n’étais moi-même guère mieux partagé que les ouvriers et j’étais, comme eux, tributaire de ces chars d’abondance qui n’arrivaient pas.

Le gibier, heureusement, dans cette partie du Chaco alors inhabitée, était exceptionnellement abondant : gibier d’eau de toutes sortes, gibier à poil et à plumes : cerfs, venados (4), guazunchos (5), martinetas (6), dindes sauvages, perroquets, pigeons de toutes grosseurs et de toutes espèces, etc. ...

La chasse nous fournissait donc généralement un appoint appréciable de viande fraîche, mais sur lequel il ne fallait pas trop compter : un jour, nous ne savions que faire de ces masses de viandes ; la sortie suivante, nous revenions lamentablement bredouilles. Ce jour-là, par nécessité, nous allions tenter notre chance. Vers la fin de l’après-midi, à cheval avec Lino, accompagnés de nos chiens, nous nous dirigeâmes vers l’est, vers le fond de l’immense clairière limitée par la forêt, laquelle, à trois lieues de là, s’étendait en un horizon bleuté d’où les quebrachos millénaires déployaient vers le ciel leurs deux bras fourchus au maigre feuillage. C’était l’heure où le soleil, prêt de disparaître, nous dispensait encore une température de fournaise. Mais le moment approchait où, rapidement, la nuit allait faire sortir les hôtes de ces forêts dans lesquelles nous ne pouvions pénétrer qu’au machete (7).

Le bruit fait par les travaux de la ligne de chemin de fer en construction avait fait reculer assez loin ces bêtes craintives, et ce n’est qu’après une longue chevauchée que la vue extraordinaire de Lino distingua, à six cents mètres, la ramure à trois branches d’un venado qui nous regardait. La bande devait être couchée à ses pieds, lui seul veillait et n’avait pas encore alerté sa famille.

Il fallait opérer avec précaution : nous gagnâmes un algarobo (8) au feuillage parcimonieux, nous mîmes pied à terre et seul, ma carabine sous le bras, je rampai dans la direction des cornes immobiles qui paraissaient à peine dépasser les hautes herbes. Il me fallut longtemps pour les approcher : je voyais maintenant distinctement le cou et la tête de ce bel animal qui regardait dans ma direction, mais ne bronchait pas. Encore cinquante mètres et je pourrais le tirer à cent cinquante. Le doigt sur la gâchette, je m’apprêtais à lui envoyer une balle explosive (9) qui ne pardonne pas. Je rampais encore lorsque retentit, dans le grand silence de ces lieux déserts, comme un coup de trompette plusieurs fois répété, quelque chose comme le cri du paon de nos pays ; mais combien plus perçant et plus aigu !

En un clin d’œil, la harde de venados avait fui en faisant, par-dessus les arbustes épineux, des bonds prodigieux. Des volatiles insoupçonnés, des perroquets criards s’envolaient des arbres où ils étaient tapis, des bruits de fuites un peu partout dans la forêt : la chuña avait lancé son cri d’alarme !

Cela venait de plus d’un kilomètre. Cet oiseau, de la grosseur d’une poule, mais un peu plus haut sur pattes, perché sur un arbre qui lui servait d’observatoire, me voyait lui aussi venir. Sans doute avait-il pressenti le danger pour celui que j’avais choisi pour victime et qui s’enfuyait maintenant avec allégresse.

La nuit arrivait rapidement, il ne me restait plus qu’à regagner l’algarobo, où m’attendaient Lino, ses chiens et les montures. La chasse était finie.

— Maudit oiseau, m’écriai-je ! en fouettant injustement mon cheval, et qu’allons-nous manger maintenant ?

Le vieil Indien, tranquillement, alluma un cigare et finit par répondre à son jeune compagnon :

— Patience, monsieur, nous sommes tombés aujourd’hui sur l’ange gardien des bêtes, mais, demain matin, nous serons peut-être plus heureux.

Léon VUILLAME.

(1) Cet oiseau est le cariana huppé. Chuña se prononce « tchougna ».
(2) Viande de bœuf séchée au soleil.
(3) Pot-au-feu qui, dans cette région, se composait de viande boucanée, de riz ou de pâtes, de carottes, de manioc et de patates douces.
(4) Cerf des pampas, de la taille d’un daim.
(5) Cervidé de la taille et de la couleur du chevreuil, mais dont les cornes, analogues à celles de la gazelle, ne comportent pas de branches.
(6) Tinamou, genre de grosse perdrix de la taille d’une poule.
(7) Sabre d’abatis.
(8) Caroubier.
(9) Balle à enveloppe de maillechort, mais avec la pointe en plomb et l’intérieur également de ce même métal. Elle prend la forme d’un champignon lorsqu’elle touche un animal.

Le Chasseur Français N°633 Novembre 1949 Page 729