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Poissons de roches et d’algues

Les labres

Beaucoup de familles de poissons n’offrent entre leurs espèces que des différenciations fort malaisées à établir. Mais aucune ne présente sans doute un imbroglio aussi confus que celles des Labres ou Labridés. En Méditerranée, s’entend, mer d’élection de cette famille de poissons côtiers aux teintes vertes ; car, dans l’Océan, les deux espèces de Labres abondamment répandues ne peuvent pas être confondues : la grande vieille ou vras (Labrus berggylta) et la coquette (Labrus mixtus).

Une autre famille de nos côtes, les Spares ou Sparidés, cette famille abondante qui comprend tous les sards, dorades, pageaux, blades, bugues, pagres, dentis, canthares et autres charax, n’offre qu’un désordre apparent. Si l’on étudie leur denture, on trouve des traits rigoureux qui permettent de distinguer aisément les genres et même les espèces sans recourir à l’aspect extérieur de l’écaillure. Par contre, chez les Labres, il faut se rabattre sur les différences de taille et sur les détails de la robe, sur les taches, les coloris, toutes choses éminemment variables selon les lieux, l’habitat, l’âge, le sexe, la saison et même l’individu. Dans la Faune de France, Léon Bertin fait précéder par les mots suivants le chapitre consacré à ces poissons : « En raison de leur variabilité extrême, les espèces ne peuvent être rigoureusement définies dans l’état actuel de la science. » Ajoutons une vue assez personnelle : sans doute beaucoup de ces « espèces » peuvent-elles se féconder entre elles, du moins exceptionnellement au hasard des semences flottant dans la mer, et donnent naissance à toutes sortes de races locales.

Les Labres sont caractérisés par une forme allongée et surtout par une extraordinaire profusion de couleurs dont le vert est la dominante. Ils habitent tous les rochers proches des côtes et, dans les roches, les zones aux algues abondantes, surtout dans les « herbiers » de posidonies, ces plantes marines proches des graminées, aux longues feuilles rubanées, si abondantes sur nos côtes méditerranéennes et que l’on dit « algues » à tort puisqu’elles portent des fleurs et des graines. Le nom générique des Labres en provençal évoque d’ailleurs cet habitat rocheux : les roucaus, les rouquiers.

Mais l’éclat de l’écaillure, les bigarrures de couleurs ne constituent pas un caractère morphologique suffisant pour déterminer une famille. La véritable caractéristique anatomique des Labres est ailleurs : les os pharyngiens sont très développés chez eux et forment de véritables molaires dans l’arrière-bouche ; d’autre part, la bouche est très protractile, c’est-à-dire qu’elle peut s’allonger, par le jeu de cartilages labiaux articulés, en une sorte de tube qui leur sert à fouiller les algues et à y saisir leur nourriture (d’où le nom de « labre », venant de labrum, lèvre).

Quant à déterminer les espèces ... Les livres les plus précis ne sont pas d’accord entre eux. Et les pêcheurs les plus éprouvés non plus ; surtout pas les pêcheurs, car les savants, eux, ont au moins l’avantage de donner le même nom latin au poisson dont ils parlent, alors que les pêcheurs ne parlent pas toujours du même poisson quand ils prononcent le même mot ; un dialogue entre un Marseillais ou un Niçois discutant des labres peut traîner aussi longtemps dans le vide qu’un dialogue de sourds — ou de politiciens d’un bloc différent, — chacun croyant que l’autre veut parler d’une autre espèce.

Aussi, pour ne donner que des notions sûres, nous cantonnerons-nous à quelques espèces bien déterminées, les plus fréquentes et les plus nettes. Mieux, pour être encore plus sûrs, nous cantonnerons-nous sur la Côte d’Azur. Là, 95 p. 100 des labres pêchés se rapportent à une des trois espèces que voici.

Labrus viridis, le labre vert ou serre (à Marseille, lazagne ou limbert), poisson atteignant 40 centimètres, nettement caractérisé par sa robe entièrement verte, mais de tous les verts, vert-lumière, vert-salade, et canari, et céladon, pomme, émeraude, véronèse, amande, bouteille, tous groupés, mariés, opposés de toutes les façons, en dessins, pointillés, taches, sinuosités qui semblent parfois appartenir à un tapis oriental. Le poisson est caractérisé aussi par son allongement : son corps est un svelte, un admirable fuseau qui passe à travers les feuilles des algues comme pour s’y caresser amoureusement, comme pour s’y frotter et y cueillir ses teintes vertes. Quelques touches de mauve et d’orange frangent les nageoires vertes.

Labrus turdus, le tourd, tourde ou tourdero et, à Nice, tourdre, plus petit que le précédent et surtout plus ramassé ; le vert domine également ; mais il se mêle sur le dos à des tons brun rouge et se fond sur le ventre à toute une gamme de jaunes pointillés de blanc ; les nageoires, véritables joyaux, sont variés de pourpre et de bleu. L’habitat est le même : les algues et, surtout, les posidonies. La robe est surtout éclatante au printemps, au moment des noces ; elle est de beaucoup moins vive en plein hiver.

Crenilabrus pavo, le crénilabre paon, poisson nettement différent, encore plus ramassé et chez qui le vert joue un rôle moindre que le bleu épanoui sur les grandes nageoires, le jaune et le rouge. Les sexes diffèrent beaucoup, ce qui vaut à ce poisson, pour les Marseillais, deux noms différents : la femelle est la serre blanche, le mâle le lucrèce. Un des plus vivement bigarrés de tous nos poissons, mais qui, dans l’eau, si on le voit par en dessus, semble de teinte fort neutre.

Ces trois espèces, les plus fréquentes, répétons-le, ne peuvent être confondues ensemble. Mais nous ne nous hasarderons pas à évoquer les autres espèces, surtout pas leurs noms, variant selon les localités pour de variables variétés.

Pour les petits labres, pour tous ceux qui, au pied des rochers littoraux, se mêlent aux girolles (labres elles-mêmes, mais si nettement différentes qu’on les considère toujours à part), aucun éclaircissement ne doit être tenté. Les jeunes des grosses espèces se ressemblent tous entre eux et ressemblent à de petites espèces elles-mêmes nombreuses.

Parmi ces petits labres, citons cependant, parce que très abondant et caractéristique, le Crenilabrus (ou Coricus) rostratus, le sublavie ; à Nice : le sublaire, le blavié ; à Marseille : la canadelle, le chiqueur. C’est un petit poisson vert et brun, au drôle de museau retroussé et pointu comme un bec et à la bouche très protractile. D’autres espèces voisines, à la bouche avancée comme pour siffler, sont vulgairement mêlées sous le nom de « siffleurs ».

Pierre DE LATIL.

Le Chasseur Français N°633 Novembre 1949 Page 739