Montmoreau est un bourg des Charentes que longe la grande
voie ferrée de Bordeaux à Paris. Région riche et verdoyante, pleine de la
fraîcheur d’épaisses frondaisons, de petites rivières coulant à travers des
prés à l’herbe grasse, entre des haies de saules, d’osiers et de grands
peupliers qui balancent dans le ciel bleu leurs longues palmes, vertes l’été et
d’un jaune d’or dès l’automne venu. Chef-lieu de canton de huit cents âmes dont
dépendent de nombreuses petites communes disséminées dans la plaine ou sur les
coteaux, aux jolis noms comme Saint-Cybard, Saint-Eutrope, Saint-Amand et
autres, la localité est assez importante du fait de sa situation
géographique ; les foires y sont très fréquentées et son commerce
prospère. Comme tout chef-lieu de canton qui se respecte, vous y trouvez ces
personnalités que sont le juge de paix et son greffier, le notaire, l’huissier
et le receveur de l’enregistrement, des domaines et du timbre. On a, depuis des
années, hélas ! porté la hache dans la structure administrative, et nombre
de ces chefs-lieux de canton ont vu disparaître quelqu’un de ces personnages
qui leur donnaient un cachet tout particulier. Car il y a parfois, parmi eux,
des êtres si bizarres et dont l’originalité est connue à des lieues à la ronde.
En ce temps-là, le bureau de l’enregistrement était perché
dans la ville haute. Vous montiez par une rue étroite qui prenait à la grand’route
et arriviez sur une large avenue ombragée d’érables et de tilleuls où se
dressait, sur un haut terre-plein, un vieux château féodal qu’avait acquis, par
le fait d’une fantaisie bien américaine, une grande dame venue de sa Californie
natale échouer là Dieu sait comment. Le bureau se trouvait face au grand mur du
château, dans une mauvaise bicoque qui avait servi de boutique ou d’atelier et
où l’on entrait, de plain-pied, par une devanture vitrée. Garrigue, alors
souverain maître de ces lieux, trônait derrière une table vermoulue, parmi les
rayons où s’alignaient les traditionnels registres. Mais, près de la porte,
était accroché un fusil qui en disait long sur l’occupation favorite de celui
qui, de fait, passait une bonne partie de son temps, sinon la majeure, à battre
la campagne à la poursuite du gibier.
Sa chienne était allongée derrière lui, de tout son long,
magnifique bête au long poil blanc moucheté de noir et dont on devinait la pure
race, poussant, de temps en temps, un profond soupir. Elle redressa la tête dès
que son maître se leva, fit un bond vers la porte en le voyant chausser ses
bottes et se mit au garde à vous au-dessous du fusil jusqu’à ce qu’enfin prêt
et ayant pris son carnier il vînt décrocher l’instrument et tourner le loquet.
À grands cris, en bonds désordonnés, elle le précéda au dehors. Ils passèrent
devant la gendarmerie, où le brigadier, qui fumait sa pipe sur le seuil,
souhaita bonne chance au chasseur. Machinalement, pour conjurer le mauvais
sort, celui-ci toucha le bois de sa crosse. Il dévala un raidillon qui menait à
la route, prit un petit chemin en face et se dirigea vers le bois de chênes et
de fayards que longe la route. Il allait suivre, entre bois et rivière, les
prés humides où il pensait bien trouver quelques bécassines.
L’automne commençait à mettre ses touches d’or dans le
paysage. Les champs étaient nus et les grands attelages de bœufs avaient déjà
commencé, à pas lents et aux cris des bouviers, à retourner la glèbe sombre
pour les premières semailles. On voyait passer, par instants, des bandes de
ramiers, tandis que cailles et tourterelles avaient disparu.
La chasse commença. Lentement, derrière la chienne qui,
souple et rapide, croisait d’un bord de pré à l’autre, le chasseur avançait
dans l’herbe humide et molle. De petites flaques luisaient ça et là, laissées
par les dernières pluies qui sont fréquentes, en cette saison, dans ces régions
d’Ouest proches de l’Océan. Un premier arrêt de la chienne, nez haut et
frémissant : un long bec s’envola, éclair d’argent suivi d’une brusque
culbute. L’homme contempla l’oiseau un instant, le premier de la saison. Vous
connaissez, vous, chasseurs de sauvagine et amateurs de cette chasse
passionnante, avec quelle émotion toujours renouvelée on voit partir cet oiseau
magique. On est heureux, bien sûr, de ramasser un lièvre proprement roulé, mais
l’arrêt en plein crochet d’une bécassine m’a toujours comblé d’aise bien plus
que la cabriole d’un capucin. Ainsi Garrigue connut-il toutes les joies du vrai
chasseur quand, après une heure de chasse, il eut glissé dans sa filoche trois
longs becs sur la demi-douzaine qu’il avait tirés.
Il arrivait au bout de la plaine lorsqu’il rencontra
Me Ancelot, greffier et chasseur quinquagénaire, accompagné de
son épouse, de vingt ans plus jeune que lui, et qu’il avait initiée au noble
sport de la chasse afin de ne pas la laisser seule à la maison durant ses
fréquentes sorties. Doutait-il de sa jeune vertu ? Les méchantes langues
le disaient dans le pays. Et le fait est qu’il avait plutôt l’air d’être son
père et que, mon Dieu, elle n’était pas désagréable à regarder ; ce dont,
entre nous soit dit, elle paraissait se douter un peu. Enfin, le fusil à un
coup de la dame faisait, paraît-il, merveille ; merveille bien davantage
que le bel hammerless de son époux qui se contentait de tirer au posé afin de
vaincre les difficultés du tir au vol ou à la course. Un perdreau avait beau
s’envoler à dix mètres ou un capucin bondir sous ses pieds, il n’insistait pas
et laissait filer la bête, laissant le soin à sa compagne, si elle se trouvait
à proximité, d’arrêter l’imprudent gibier. Il allait souvent le pliant en
bandoulière et s’asseyait tranquillement, attendant la posée d’une palombe ou
d’une grive. Mais il lui arriva un jour de voir venir un lièvre qui s’arrêta,
en plein chemin, à quinze pas. Ce fut l’unique lièvre de sa vie de chasseur,
qui en fut marquée d’une pierre blanche. « C’était, disait-il parfois,
l’année où j’ai tué le lièvre. Figurez-vous que j’étais assis au coin du parc
du marquis, attendant les palombes à la couchée. Je le vis venir à toute
allure, à la vitesse d’un express, comme s’il avait toute une meute à ses trousses ;
juste le temps de lever mon fusil et de lui envoyer en pleine figure ma charge
de six, et il fit une telle pirouette qu’il vint rouler jusqu’à mes pieds. Un
coup magnifique ! » On savait, pourtant, que le lièvre avait été tué
arrêté, ayant été levé par un forestier en tournée qui l’avait suivi des yeux
jusqu’au coup de fusil final. Mais, à force de raconter ainsi son histoire, le
bonhomme avait fini par y croire lui-même et il en était très fier.
Une grive passa, gagnant le bois, juste au-dessus du groupe.
Garrigue l’ajusta vivement ; elle tomba en feuille morte. Le basochard
s’extasia sur cette adresse qu’il qualifia d’incomparable et que, quelques
jours plus tard, il avait colportée dans tout le pays, faisant ainsi, au
fonctionnaire nouveau venu, une réputation, peut-être un peu surfaite,
d’émérite tireur. Mais, vous le savez, les réputations tiennent à peu de chose
et, une fois lancées, sont établies pour toujours. Tant mieux alors pour le
bénéficiaire, tant pis aussi quelquefois.
Soudain, d’un coude de la rivière, surgirent des
vanneaux qui devaient vouloir venir vermiller dans la prairie. Ils tournoyèrent
un instant, puis se posèrent. Garrigue, laissant le couple, alla faire un grand
détour, longea la haie de buissons bordant la rivière et réussit à approcher
les oiseaux. Un coup de feu en laissa deux sur place. Les autres allèrent
passer au coin du bois, où notre jeune Diane, dissimulée derrière un chêne, en
abattit un devant son époux en extase qui se précipita pour le ramasser.
Les trois chasseurs se rejoignirent, heureux de leur
réussite. Me Ancelot n’en revenait pas, et son échine un peu
courbée portait allègrement le grand carnier rempli de champignons et dont le
filet laissait passer, à dessein peut-être, pas mal de plumes et une patte de
l’oiseau.
Mais le soir venait. Le rapide de cinq heures poussa un long
sifflement strident en brûlant la gare de Saint-Amand. Il fallait regagner le
logis.
Alors, comme le chemin était étroit. Garrigue, en homme du
monde, céda le pas au cher maître, qui dut, peut-être un peu malgré lui,
prendre les devants, non sans jeter de temps en temps un regard en arrière sur
le couple qui le suivait lentement et paraissait plongé dans une conversation
cynégétique des plus animées.
FRIMAIRE.
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