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Le tir de chasse devant les chiens

L’appréciation des distances

Ainsi que nous l’avons indiqué le mois dernier, l’appréciation des distances est une opération sous la dépendance directe du jugement. On ne voit pas trop, en effet, comment on pourrait exécuter des corrections de pointage sans être fixé sur la distance approximative à laquelle se trouve le gibier. Il ne sert à rien de savoir qu’un perdreau passant en travers, à 30 mètres, doit se rencontrer avec les plombs à telle distance en avant de son bec, si l’on n’est pas capable de reconnaître qu’il est bien à 30 mètres, ou tout au moins de ce qu’on a l’habitude de considérer comme 30 mètres.

Le bon sens se refuse à dire le contraire, et personne d’ailleurs ne le contredit. On doit, si l’on veut arriver à quelque chose dans l’art de bien tirer, se plier à l’obligation d’évaluer au moins toutes les distances auxquelles il est raisonnable de tirer un coup de fusil.

S’il paraît plus nécessaire d’en être averti à mesure qu’elles s’allongent entre le chasseur et le gibier, il est tout aussi essentiel de prendre les mêmes précautions pour les distances rapprochées, où l’on n’éprouve que trop la tentation de raccourcir exagérément les corrections qui n’en existent pas moins dans des proportions appropriées.

Il faut s’y employer à fond, aussi intuitif soit-on. C’est un contrepoids n’alourdissant pas l’intuition mais la situant, au contraire, dans l’ambiance dont elle a besoin.

L’apprentissage des distances, dans la mesure accordée aux facultés humaines, ne présente pas de difficultés insurmontables, à condition de ne pas considérer la longueur officielle du mètre avec trop d’optimisme. Généralement, tous ceux dont il souligne les exploits ont une fâcheuse propension à croire qu’il n’a pas atteint l’âge adulte. Ils ne se retiennent pas de retirer charitablement d’un nombre de centimètres qui varie avec la chaleur de leur zèle.

Que de gibier tué à des portées lointaines et même moyennes dont l’évaluation profite indûment de mètres à rallonges ! La mauvaise foi n’y est pour rien ; mais l’exactitude, qui a voix au chapitre, n’y trouve pas son compte.

Il est donc indispensable, avant de commencer son éducation d’appréciateur de distances, de se familiariser avec le métier d’arpenteur, afin de bien s’enfoncer dans la tête qu’un mètre est strictement un mètre, et qu’avec la meilleure volonté du monde il ne peut et ne doit pas être autre chose.

La plus utile façon de s’en convaincre est encore de mesurer au mètre une distance évaluée à l’œil. C’est une petite expérience qui vous apprend tout de suite si vous avez ou non le mètre généreux. Elle est bonne à renouveler.

Le seul moyen d’évaluer honnêtement les distances étant de les mesurer sans relâche, il est obligatoire, puisqu’on ne peut pas passer son existence un mètre à la main, d’établir un rapport entre la longueur naturelle du mètre et celle de son pas. Pour arrondir et pour simplifier, on mesure très exactement 10 mètres, et l’on compte le nombre de pas qu’il faut pour les couvrir. Cela vaut beaucoup mieux que de se forcer à enjamber un mètre à chaque fois, car ce n’est pas précisément sur des routes remises à neuf qu’on est appelé à mesurer les distances. Sur les terrains difficiles, il est beaucoup plus aisé de compter ses pas habituels, moins longs et, par conséquent, plus commodes à étendre parmi les obstacles d’un sol fort insoucieux de donner toutes ses aises au roi du système métrique.

Il n’y a pas d’avantage à débuter par des évaluations embarrassantes, mieux vaut procéder graduellement en s’appuyant sur des repères importants. Il n’est pas bon non plus d’aller trop vite, car bien des choses se liguent pour compliquer l’évaluation pure et simple des distances, rendue déjà suffisamment délicate par la configuration si variée des terres sur lesquelles on chasse.

Les jeux de lumière, par leur nature ultra-changeante, abusent l’observateur. Durant qu’on les admire, ils vous trompent inlassablement en créant d’innombrables illusions d’optique.

Les ombres ne sont pas plus franches.

Chacun a pu observer qu’un oiseau volant sous l’éclat du soleil, au-dessus d’un point donné, ne paraît pas être à égalité de distance avec le même oiseau vu, par temps brumeux, dans des conditions identiques. Les plumages pâles dont la lumière avive les couleurs paraissent plus rapprochés qu’ils ne le sont.

On se familiarise quand même avec ces impressions fugitives : c’est une affaire d’habitude. Sauf au bord de la mer, ou devant les grands espaces nus, les mieux entraînés ne sont pas à l’abri des erreurs.

Les gens travaillant en plein air sont de beaucoup les mieux placés pour évaluer une distance. Ils la situent beaucoup plus facilement qu’un autre, ignorant à peu près tout du milieu dans lequel il se trouve.

Le principal est de se constituer un système qui vous facilite le mécanisme de l’évaluation, car il n’en existe pas à proprement parler.

La mémoire des yeux a des degrés avec lesquels il faut compter ; chacun doit s’y prendre selon ses moyens pour la contenter. D’un autre côté, l’acuité de la vue n’est pas standardisée. Elle varie avec les individus, que leur vue soit naturelle ou corrigée. Par conséquent, il est impossible qu’une pièce de gibier se trouvant à 35 mètres, et aperçue dans des conditions d’éclairage identiques, puisse donner à tout le monde la même impression de grosseur.

Le point sensible de la question est là parce que, dès que le fusil est épaulé, on ne trouve plus de repères, soit qu’on vise en fermant un œil, soit, en cas de vision binoculaire, que les deux yeux soient rivés, comme il se doit, sur leur objectif et la grosseur du gibier reste la seule chose qui vous guide. L’observation : qu’avant d’épauler on voit autour de la pièce, ne tient guère, pour la bonne raison qu’on fixe surtout le gibier à ce moment-là, et que, durant le temps de l’épaulement et de la visée, celui-ci a pris de la vitesse, de l’éloignement, et par conséquent diminué légèrement de volume. Il est du plus haut intérêt de connaître la grosseur conservée par une perdrix à la limite de portée utile qu’on sait ne pouvoir dépasser. On y parvient avec de la patience, en comptant religieusement ses pas, lorsqu’on va ramasser son gibier. C’est le plus utile jalon qu’on puisse planter pour faciliter son apprentissage. Même lorsque la routine paraît avoir suffisamment cimenté l’acquis qu’on s’est donné, il est imprudent de l’arracher.

Le meilleur procédé d’entraînement direct et artificiel à la fois est de se faire une idée juste de la grosseur du gibier en plaçant, à des distances données, des perdrix sommairement naturalisées, piquées, les ailes ouvertes et les ailes fermées, sur des tiges très minces de hauteurs variées, avec de l’espace autour d’elles. On se rend parfaitement compte du volume qu’elles conservent dans l’espace à distances courtes et moyennes, et surtout à 35, 45 et 60 mètres. Rien ne donne plus à réfléchir aux yeux qui voient plus grand que nature.

Certains viennent au monde avec le don d’évaluer les distances ; mais ces heureux mortels sont rares. Il faut se le dire et ne pas chercher à les imiter en laissant aller les choses parce qu’elles vont toutes seules pour eux, sans quoi on est certain de patauger sa vie entière dans des erreurs d’appréciation indéfiniment renouvelables.

Si l’on ne veut pas apprendre ce qu’on connaît très mal, il est plus simple d’aller grossir le nombre, déjà très élevé, de ceux qui trouvent inutile de mesurer les distances parce qu’ils tirent à n’importe laquelle.

Raymond DUEZ.

Le Chasseur Français N°634 Décembre 1949 Page 774