Rien que pour ce titre, je vais me faire honnir. Toute
vérité n’est pas bonne à dire, elle n’en reste pas moins la vérité. Certains
vont me traiter d’affreux rétrograde désireux de ressusciter ces temps révolus
où les seigneurs envoyaient les braconniers ramer sur les galères, si même
— pendus à la maîtresse branche d’un chêne — ils n’en faisaient pas
une carogne à corbeaux.
Non, je ne suis pas si méchant et je ne fais pas de
politique. Le gibier n’est ni de droite ni de gauche, et mon seul désir est que
chacun de mes confrères en saint Hubert en ait beaucoup devant son fusil. À
ceux qu’offusquerait mon titre, je demande seulement d’écouter un instant mon
plaidoyer. Ce mot « plaidoyer » n’est pas de trop, car la chasse
gardée n’a pas bonne presse, et, devant l’opinion, ses possesseurs font figure
d’horribles égoïstes, à vouer au pilori. On jalouse volontiers ce que l’on n’a
pas, et celui qui roule dans sa petite Rosengart regarde d’un mauvais œil le
monsieur de la grosse Packard.
Je ne jalouse personne, j’ai longtemps chassé dans de fort
belles chasses, j’ai chassé en terre banale ; je ne chasse plus que dans
mon modeste syndicat communal où il ne reste pas grand’chose, et c’est pourquoi
je souhaiterais voir éclore autour de lui une floraison de chasses particulières
d’où me viendrait parfois un tout petit peu de gibier. Je pense à mes week-ends
d’antan, à la Croix de Caphan, où chaque dimanche les gens de Saint Jean de
Crau venaient inlassablement longer nos bordures, prêts à y risquer un pied si
Bercat, le garde, avait le dos tourné. À leurs yeux, mon ami de X ...,
l’heureux propriétaire, représentait l’ennemi public no 1,
l’empêcheur de danser en rond. Quelle inconséquence ! alors qu’ils
auraient dû lui tresser des couronnes ! Car enfin pourquoi ces borduriers
ne chassaient-ils pas sur les milliers d’hectares de leur
syndicat ? ... Hélas ! pour eux, il y avait longtemps que la
dernière mère lapine y était morte, et s’ils étaient là sur nos bordures, c’est
que leur seul espoir de ne pas rentrer bredouilles était de rencontrer un de
nos lapins parti en ballade. Qu’un jour « lou Coumte », las de se
voir jalousé, pressuré d’impôts, harcelé de procès en dégâts de gibier, vienne
à leur ouvrir toutes grandes ses prairies de la Pouzaraque et ses bois de
Plaisance, l’an d’après son dernier lapin sera liquidé, et les chasseurs de
Saint Jean de Crau, s’ils veulent manger un civet, ils iront l’acheter en boîte
chez l’épicier. Comprendront-ils alors qu’ils ont tué la poule aux œufs
d’or ?
Pauvre infortunée volaille, voici longtemps qu’un ministre
des Finances, à court d’argent, a commencé de la plumer. Aujourd’hui, plus
besogneux que jamais, il veut lui tordre le cou : car le projet de loi en
cours, si dangereux sur ce point, prépare à la chasse gardée de tristes lendemains.
Écrasée d’impôts sans mesure, aux prises avec le mauvais vouloir légal,
l’arbitraire d’une juridiction d’exception, elle n’aura plus qu’à mourir. Seule
subsistera, avec quelques somptueux tirés de milliardaires, l’immense marée des
syndicats communaux, et ce sera la fin de la chasse en France.
Car je n’appelle pas « chasse gardée » une
association communale, dont au fond le seul but réel est d’interdire son
territoire aux gens de la ville voisine. Elle ne peut guère en avoir d’autre,
je le sais d’autant mieux que la confiance de mes concitoyens m’a remis les
destins de la leur. Repeupler ? voyons, soyons sérieux. Repeupler, cela
fait riche dans les statuts, mais que faire avec un budget de 15.000, 20.000,
25.000 francs, quand un lièvre importé en vaut 5.000 ? C’est déjà
bien joli d’obtenir des sociétaires qu’ils conservent un tout petit cheptel en
fin de saison et qu’ils ne tuent pas tout en disant : « Si ce n’est
pas moi, ce sera le voisin. » La maigreur de tels budgets interdit d’avoir
un garde, même bénévole, d’autant qu’aussitôt la terrible répercussion des
assurances sociales viendra faire sauter la caisse. Pour garder, on peut tout
juste s’en remettre à la Fédération départementale. Et quelle action peuvent
avoir ses gardes, malgré tout leur sens du devoir et leur dévouement ?
Dans mon département de la Vienne, si étendu, ils sont neuf : c’est tout
dire. Il faut vraiment et heureusement que, dans ces conditions, la masse des
Français conserve un reste de sagesse pour ne pas se livrer à un braconnage
éhonté.
D’ailleurs est-il besoin du braconnage en grand pour que
meure la chasse ? Les chasseurs y suffisent. Lorsqu’un pays approche de
deux millions de permis et tient à croire ceux qui lui racontent que les
alouettes continueront à lui tomber du ciel toutes rôties, lorsqu’il se
gargarise, comme dans l’actuel projet de loi, avec de beaux mots sur du
papier : « repeuplement, limitations, réserves » et autres
fariboles, des mots, rien que des mots, la fin de la plaisanterie n’est pas
loin. Depuis mon premier permis — 1901, — j’assiste à la disparition
du gibier, lente d’abord, massive aujourd’hui. Demain ce sera la chute
verticale, après-demain le fusil au clou.
Et nous pourrons faire notre « mea culpa ».
Une seule chose peut nous sauver : les belles chasses
gardées. Oh ! je vous vois bondir ! Raisonnons un peu,
voulez-vous ? Vous êtes ruiné, un aimable égoïste vous dit :
« J’ai le moyen de vous faire gagner un joli lot à la Loterie nationale à
condition que vous ne m’embêtiez pas pour le gros. » Vite vous béniriez ce
bienfaiteur et vous ramasseriez vos derniers sous pour filer chez le marchand
de billets.
Alors, si vous tuez un faisan sorti de chez un riche voisin,
et qui ne vous aura coûté qu’une cartouche, pourquoi faire la grimace, devenir
jaune d’envie, vert de bile, à l’idée que cet heureux propriétaire en a tué dix
fois plus, qui lui ont d’ailleurs coûté fort cher ? Or ce faisan, ce
capucin, ces perdreaux, les auriez-vous tués sans cela sur votre terre banale
où vous savez bien que vous avez tout détruit, et où vous ne pouvez plus rien
espérer que la manne des passages, puisque ceux-là vous n’avez pas encore
réussi à en tarir la source ? Ou bien préféreriez-vous l’égalité dans la
bredouille ?
Dernièrement, dans le Saint-Hubert, sous la signature
fort autorisée de M. Eugène Duflot, lieutenant de louveterie, je lisais
ces sages réflexions : « Le gibier, c’est comme les pommes ;
quand c’est ramassé, il n’y en a plus. Avec cette différence que, quand la
cueillette est finie, les pommiers sont toujours là. » Eh bien ! la
chasse banale — et le syndicat n’est qu’une variété de celle-ci
— coupe le pommier pour avoir la pomme. Dans le vaste désert cynégétique
qui se prépare, devant le néant qui nous guette, il ne reste qu’une lueur
d’espoir, c’est qu’il demeure assez de chasses gardées pour que leurs
propriétaires nous replantent des pommiers. La même plume ajoutait :
« Il faudrait multiplier les chasses gardées particulières qui, bon gré
mal gré, repeuplent les chasses banales. L’impôt sur les chasses gardées
devrait être transféré sur les chasses stériles. Ce sont ceux qui
laissent leur terre improductive en gibier qui devraient payer l’impôt, et non
pas ceux qui s’imposent eux-mêmes des sacrifices dont les autres
profiteront comme voisins. » Ces lignes ne sont pas du paradoxe, elles
sont la voix de la raison.
L’État a fait en ce domaine la preuve de son incapacité à
remédier au déclin de ce qui fit jadis une des richesses de notre sol, une des
gloires de notre pays. Serait-ce trop lui demander que de ne pas brimer, accabler
de charges ceux qui cherchent par un coûteux effort à sauver un peu de notre
gibier ? Le salut ne peut venir que d’eux. Qu’il ne traite pas en
coupables ceux qui soignent leurs pommiers.
Je voudrais que l’État se déchargeât de ce métier qu’il fait
mal et le confie au Conseil supérieur de la chasse, qui, lui, sait ce qu’il
fait et connaît la partie. Je voudrais que cet impôt sur les terres
improductives — 20 francs à l’hectare, ce ne serait pas ruineux
— allât à cet organisme. Serait-ce me montrer trop égoïste en demandant
que les sommes énormes recueillies par l’État sur nos permis de chasse
— plus de 2 milliards cette année — n’aillent pas s’engouffrer
dans les trous de son budget, qu’elles ne passent pas à payer des cailloux aux
cantonniers, des ronds de cuir aux employés de ministères et des froufrous aux
danseuses de l’Opéra, mais qu’elles soient réservées au service de notre sport,
le plus ancien de tous puisqu’il date du premier homme, et le plus beau.
Je voudrais qu’une partie des richesses ainsi recueillies
continuât d’aller aux Fédérations départementales, si utiles à leur échelon,
malgré la modicité actuelle de leurs ressources. Et ces fédérations, à leur
tour, pourraient subventionner celles des associations communales qui s’en
rendraient dignes par leur discipline et leurs efforts créateurs.
Tout le reste devrait aller intégralement au C. S. C.
Je voudrais que celui-ci, muni de son trésor de guerre, recherchât sur chaque
commune un ou plusieurs propriétaires assez courageux, assez entreprenants pour
y créer sur quelques centaines d’hectares une vraie chasse gardée, et qu’il la
subventionne. Soyez tranquille, cela n’enrichirait pas le propriétaire. J’ai su
jadis par expérience ce que cela coûte ! Je verrais la France ainsi
constellée de dizaines de milliers d’oasis, centres de vie et non centres de
mort, où naîtrait le gibier, où il grandirait en paix, et d’où, à chaque
printemps, le trop-plein s’écoulerait comme un flot bienfaisant pour aller
fertiliser les terres banales d’alentour. Serait-ce un rêve ...
Je viens de lire mes lignes à mon voisin, maire et ami.
C’est un terrien, un homme pétri d’un magnifique bon sens campagnard, et voici
ce qu’il m’a répondu : « Ainsi parlait Cassandre sur les murs
d’Ilion, alors que dans le cheval de Troie les Achéens aux belles cnémides
tenaient leurs glaives prêts, et les Troyens se gaussaient d’elle,
disant : elle exagère. Le soir, Troie flambait. On ne croit guère celui
qui vous tend la coupe pleine du breuvage amer de la vérité, on n’aime pas les
Cassandre. »
Alors, n’est-ce pas, si c’est aussi votre avis, n’en parlons
plus, et tous en route, d’un cœur léger, vers l’immense bredouille nationale
qui, dans quelques lustres, sera la nôtre.
Albert GANEVAL.
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