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Kiki, le chien vert

EGARDE-LE, ce maraud-là, il m’a fait rater ma journée !

Philosophe, l’objet de tant de colère est assis sur son derrière et gratte une puce. C’est un croisement de fox-terrier, de chien courant, d’écrevisse et de rouge-gorge ; un chien comme il y en a tant, le nez pointu et la queue en trompette.

— Le Kiki ? Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il n’a rien fait, ou plutôt c’est moi qui aurais dû y penser. Il est blanc, tout blanc, tu le vois, à part son oreille noire et sa tache jaune et noire à l’épaule. Hier, je l’emmène en haut des gorges, pour voir si nous trouverions des chamois. Il m’en a déjà fait voir, il a du nez. Et, d’un coup, j’en vois six sur une petite range. Je me cache derrière un buisson et je prends la jumelle ... ils regardaient de mon côté. Et j’ai fini par comprendre ce qu’ils regardaient : le Kiki, tout blanc, qui ne bougeait pas, planté au milieu du sentier. Tout l’automne dernier je n’ai pas pu en approcher un, j’ai compris maintenant : ils voyaient le Kiki à des kilomètres, et, en regardant le chien courir ça et là, ils avaient vite trouvé le bonhomme !

— Évidemment. Mais ce n’est pas la faute de Kiki s’il est blanc !

— C’est la mienne, peut-être ?

— Après tout, tu es coiffeur, de ton métier …

Armand m’a regardé avec pitié.

— J’y ai bien pensé sans toi.

Donc Kiki, à défaut d’une belle indéfrisable, va s’offrir une teinture de choix, comme une vieille coquette. La chose n’est pas nouvelle : en 1940, avant la débâcle, les petites annonces du journal des bataillons alpins ne réclamaient-elles pas « artiste capillaire connaissant bien les zèbres, pour le camouflage des mulets blancs » ? Reste à savoir quelle sera la teinte choisie : brun, platiné, acajou ... En 1916, j’ai connu un malheureux chien bleu-horizon.

— Brun châtain, a dit Armand.

Toutefois, avec certaines restrictions. Vers 1930, un de mes amis possédait un « courant » couleur de lièvre, dont la vie fut brève et qui encaissa souvent plus que sa ration de plomb. Pour le mettre à l’abri de ce genre de malheur, le pauvre animal avait une sorte de chandail tricoté en laine rouge, ce qui ne l’a pas empêché de finir d’un coup de fusil, un soir de battue. Kiki, pour parer à ce danger, conservera sur les reins une plaque blanche large comme la main. Ainsi en a décidé son maître.

— Je vais lui faire une mèche d’essai, comme à mes clientes.

En vertu de ce principe, Kiki s’en va dans la vie avec un bout de queue qui devrait être pain brûlé, et qui tourne, au bout de quelques jours, au vert-pomme. Sans doute le poil de fox ne réagit-il point comme le cheveu de femme. Réunis en conseil, les as de la chasse opinent du bonnet : Kiki pourra passer pour un plat d’épinards, mais nul ne risque de le confondre avec aucun animal connu. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Trois semaines avant l’ouverture, Kiki a fait le saut. J’ai failli tomber assis lorsque, ouvrant la porte, j’ai été accueilli par les sauts et les bonds de joie d’une sorte de monstrueuse grenouille. C’était mon ami Kiki, l’ex-chien blanc.

— Il est content de voir enfin un ami, me dit son maître, il en a été bien privé ces derniers temps !

En effet, le chien épinard, à sa première sortie, s’en est allé tout droit, sitôt sec, retrouver ses copains sur la grand’place du village. Mais aussitôt il s’est fait « courser » par tous les autres chiens, incapables de le reconnaître sous sa nouvelle pelure, et enragés après cet intrus qui s’en venait si gaillardement les défier. Au quadruple galop, la queue entre les jambes, il a regagné sa maison et s’est caché sous une armoire. À la nuit, il a de nouveau osé se risquer. La nuit, dit le proverbe, tous les chats sont gris. Il n’en est sans doute pas de même pour les chiens, car, dès que Kiki a fait son apparition dans la cour du charcutier, son amie Finette — dont il a eu pourtant déjà je ne sais combien de portées de corniauds — s’est mise à jeter les hauts cris, bientôt suivie par toute la gent canine des environs ; et Kiki était depuis longtemps terré à nouveau lorsque le vacarme a bien voulu s’arrêter.

Tout seul, Kiki ne se fût plus jamais risqué dehors, mais son maître, furieux, l’a pris en laisse et l’a traîné à l’écorche-cul jusqu’aux dernières maisons du pays. À retrouver les champs vides et les broussailles familières, Kiki s’est senti renaître. Pas pour longtemps. Du haut d’un fayard deux geais l’ont aperçu et se sont mis à crier de surprise. Une pie est accourue, puis des corneilles ... Kiki marchait l’oreille basse le long du sentier, escorté par toute une escadrille discordante. J’avais déjà, sous bois, souvent entendu les geais faire ainsi en plein jour la conduite à un renard, prenant un malin plaisir à dénoncer à tous son approche. Il faut croire que le chien vert les avait particulièrement émoustillés, car nous avons regagné le village au milieu d’un infernal tapage. Attirés par le bruit, les moutards ont fait un succès à Kiki, qui de nouveau a regagné son domicile à la course, sous des volées de trognons de choux.

Mais le plus beau, c’est que son maître est maintenant tout perplexe.

— Figure-toi que je l’ai perdu de vue deux fois, au milieu de l’herbe. Le premier coup, je l’ai vu bouger, et je l’ai repéré, mais la seconde fois, bernique ! C’est à force de l’appeler qu’il a fini par aboyer — et il était dans mes jambes. Ça va être gai, si je ne peux plus voir mon chien !

— Ah ! mon vieux, il faudrait être un peu logique et savoir ce que tu veux.

— Je te dis qu’il est invisible, ce gredin-là. C’est comme à la guerre, quand on camouflait tout, et qu’un soldat avait ramassé quatre crans « pour avoir pissé sur un lieutenant-colonel d’artillerie et avoir soutenu qu’il l’avait pris pour un champ de luzerne ». Je te dis qu’on ne le voit pas. Un de ces jours, je lui collerai un coup de fusil, persuadé que j’ai toute la Nature devant moi. Me voilà propre !

Finalement nous avons décidé de déteindre le malheureux chien. Ça n’a pas été sans peine. N’ayant pas la ressource de couper son poil déjà ras, nous l’avons passé à la térébenthine, puis à l’essence ... Tout gelé de ce bain qui s’évaporait, l’animal voulait aller se cacher au coin du fourneau. On nous a conseillé aussi le corrector, souverain pour les taches d’encre, et la terre de Sommières. Le résultat est que j’ai été vachement mordu, et que Kiki ressemble maintenant à un lépreux. Il doit avoir la teinte célèbre dans les romans de cape et d’épée, où le traître porte toujours un manteau couleur de muraille. N’y tenant plus, Armand a essayé de l’eau oxygénée. Kiki a tout de suite pris la tournure d’une vieille coquette mal blondie, aux cheveux couleur queue de vache ! ...

À présent il a la paix, car nous nous sommes découragés, et il gratte ses puces au soleil, assis dans la poussière au milieu de la route.

— Il est immonde !

— À ne pas sortir avec lui d’un an, le ventre prune, le dos jaune, et ce bout de queue verte.

— Un chien perroquet ...

— Une belle saloperie.

Mais un soir nous avons descendu les carabines accrochées au manteau de la cheminée, et Kiki s’est mis à faire le beau, avec un bel aboi bien clair. J’ai regardé Armand, qui l’instant d’avant jurait son grand serment qu’il n’allait pas se faire ficher de soi par tous les chasseurs, avec ce chien de cirque, et il m’a semblé qu’il était du coup moins affirmatif.

Après diner, à l’heure des cigarettes, il a timidement déclaré :

— Après tout, ce n’est pas sa faute, à cette bête-là !

— Évidemment.

— L’essentiel, c’est qu’il ne soit plus blanc.

— Et pour ça, tu peux être tranquille, il n’est pas blanc. Je ne sais pas de quelle couleur il est, mais, blanc, ça ne risque pas.

— Alors ... nous pouvons l’emmener. Nous serons simplement ridicules.

Mais ensemble, pensant au « mauvais pays » où nous allons traîner nos guêtres, à ses torrents, à ses vieux sapins couverts de mousse, à ses heures de marche entre les rochers et la neige, sans un être humain à l’horizon, nous avons éclaté de rire. Le chien vert ne serait pas de mise place de l’Opéra ... mais, moi-même, avec ma culotte rapiécée, et Armand déguisé en preneur de rats, nous aurions un certain succès dans les rues de la capitale ...

— Au fond, il va bien avec l’équipe. C’est même lui le moins dépenaillé.

Et j’ai su que, demain, nous emmènerions le chien vert à la chasse.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°634 Décembre 1949 Page 779