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Mon premier orignal

Je suis venu passer quelques semaines chez mon camarade suisse Julius, qui vient d’arriver sur sa concession, sur son home-stead (comme nous disons au Canada). C’est en pleine forêt, assez loin au nord de Prince-Albert dans la Saskatchewan : les fermes sont encore très clairsemées. Je l’ai trouvé logé sous la tente ; à proximité, dans un enclos provisoire, paissent ses quatre chevaux ; je suis venu pour l’aider à bâtir son shack (sa maison). Tout de suite, nous nous sommes mis au travail. Nous avons d’abord choisi et abattu une cinquantaine de pins au fût bien droit, nous les avons sciés sur place à la longueur voulue. Avec deux chevaux, nous servant d’une grosse chaîne et d’un palonnier, nous les avons halés à pied d’œuvre ; en entrecroisant les troncs, nous avons monté les murs, si l’on peut dire, laissant des ouvertures pour la porte et les fenêtres. Une charge de planches transportée du Sud par mon camarade nous permit de faire rapidement la toiture et le plancher, sous lequel nous avions creusé au préalable une cave profonde et spacieuse où les légumes (pommes de terre et betteraves) ne gèleraient pas pendant les plus grands froids.

Sur le toit, du carton bitumé recouvert d’une couche de glaise qui maintiendra la chaleur ; deux châssis vitrés, représentant les fenêtres ; une solide porte enfin.

Pour terminer, le « bouzillage », qui consiste, avec du foin et de la glaise soigneusement mélangés, à boucher les fentes entre les troncs d’arbres. Même procédé de construction pour l’écurie. Il nous restait le plus important à faire : creuser un puits.

Nous eûmes la chance de trouver l’eau à 6 mètres sans rencontrer de couche rocheuse : un coffrage en planches termina le travail.

Mon ami avait désormais une demeure solide, qui braverait toutes les températures, résisterait à toutes les tempêtes et durerait de nombreuses années : comme matériau, quelques mètres carrés de planche, les arbres pris sur sa concession, un rouleau de carton bitumé, quelques pointes et deux châssis vitrés ; comme outils, nous nous étions servis de nos haches, d’un marteau, d’une scie, d’une pelle et d’une pioche, je m’empresse d’ajouter que nous n’avions accompli aucun miracle, mais que ce genre de travaux est fait tous les jours par les pionniers du Nord-Ouest canadien : et cependant il faut avoir créé soi-même quelque chose avec rien et sans bourse délier, pour savoir la satisfaction profonde qu’on en éprouve.

Sur les instances de mon camarade, je prolongeai mon séjour de quelques semaines et j’en profitai pour chasser un peu. Voici quelques notes recueillies sur mon calepin :

Les coyotes (loups de prairie qui vivent aussi en forêt) sont assez rares cette année, ce qui est normal puisque les lièvres de bois ont été décimés l’année dernière par l’épidémie qui les frappe tous les sept ans et qu’il n’en reste plus que quelques individus qui repeupleront peu à peu ; dans six ans, leurs descendants pulluleront. Donc, très peu de coyotes, pas de renards dans la région, peu de visons : tant pis, nous nous contenterons de piéger les belettes (les petites hermines blanches du Canada).

C’est une chasse amusante et assez facile, car ces petits carnassiers sont peu méfiants : de plus, leur peau vaut tout de même un dollar !

J’établis donc une ligne de trappe en forme de cercle qui part de notre shack et m’y ramène : dans les endroits où les empreintes sont nombreuses, je construis avec des branchettes piquées verticalement dans la neige un petit enclos où je dépose un membre de lapin ou quelque morceau de viande, et, devant l’ouverture de ce petit parc, je pose tout simplement un piège, ne prenant aucune précaution pour le dissimuler.

Bonne réussite les premiers jours et, chaque soir, je dépouille mes prises, travail assez délicat, car il ne faut surtout pas abîmer la petite queue à touffe noire.

Aujourd’hui ayant donné un coup de main à mon hôte pour des travaux de menuiserie, je ne suis parti inspecter ma ligne que sur le coup de midi. Ayant aperçu hier quelques traces de chevreuil, je me suis encombré de ma grosse carabine 303.

Temps désagréable ; il flotte dans la forêt une brume légère mais glaciale qui semble vous pénétrer jusqu’aux os ; heureusement qu’on se réchauffe vite à faire du ski ; au bout de quelques milles, je me sens parfaitement à mon aise.

Ramassé deux belettes le long de ma route ; ma ligne longe maintenant un grand muskeg (marais) ; rien n’est lugubre comme l’aspect de ces marécages sans autre végétation qu’une herbe longue et plate et que quelques arbrisseaux rabougris. Ils sont infranchissables l’été (on s’y enliserait et l’on s’y ferait dévorer par des milliards de moustiques) ; ils restent désagréables à franchir l’hiver, quand la gelée les a durcis, à cause des bosses, des trous et de l’herbe où l’on s’empêtre. J’ai, du reste, tendu mes pièges sur les bancs de neige entassée et dure qui l’entourent.

Mais je m’arrête brusquement, le cœur battant la générale ! Je viens d’apercevoir, se mouvant parmi des saules, une grosse tache brune, sur la berge opposée. Je distingue le grand panache (bois) d’un élan, ses longues pattes et même sa barbiche de crins noirs : je n’ai pas encore eu l’occasion d’en tirer et j’éprouve une vive émotion à me trouver en face de ce roi de la forêt canadienne !

Mais il faut agir et agir vite ! L’ « orignal » (comme nous appelons l’élan au Canada) est un animal méfiant : faut-il rebrousser chemin, contourner le marais et chercher à l’atteindre par derrière ? Cela représente un long détour. M’attendra-t-il ? C’est peu probable. Risquons le coup : je vais aller droit sur lui, jusqu’à ce que je sois à portée raisonnable ; mais je vais me courber en deux et avancer presque à genoux sur mes skis, j’aurai l’air ainsi d’un loup ou d’un renard ; j’emploie là un vieux truc de Peau-Rouge qui m’a réussi en chassant le chevreuil ; l’orignal m’a tout de suite aperçu, mais il semble plus intrigué qu’effrayé ; il cesse de brouter les pousses de saule et il me fait face ; j’avance toujours ployé en deux, sans le quitter du regard ! Si je pouvais atteindre ce buisson d’où je serai moins en vue ! Enfin j’y suis ; il était temps, l’animal devient nerveux, il s’agite, va et vient. Me redressant lentement, je mets la hausse à 300 yards, j’épaule et, dès qu’il s’immobilise un instant, je presse la détente ; l’élan a fait un bond prodigieux, puis, de ses immenses foulées, il prend la direction de la forêt. Avant qu’il n’atteigne la lisière, j’ai le temps de décharger sur lui toutes les balles de mon magasin ; son allure me paraît puissante et régulière : pas de doute, je l’ai raté. Je tremble de rage ! à 300 mètres, manquer une telle cible, c’est impardonnable ! Impuissant et découragé, je le vois disparaître dans les pins : pour comble de malheur, je m’aperçois que je n’ai pas apporté de provision de cartouches ; je suis donc désarmé, inutile de poursuivre la bête, car si, comme je le crois, elle est indemne. Elle est déjà loin, ou, si elle est blessée, il serait dangereux de l’aborder sans munitions. En effet, l’élan du Canada à l’aspect si débonnaire devient redoutable quand il se fâche ; tant pis alors pour le chasseur dont l’arme est enrayée ou qui a épuisé sa réserve de balles : car il charge avec fureur, cherchant à vous éventrer non pas avec ses bois, mais bien avec ses sabots effilés qu’il lance en avant.

Je n’ai donc plus qu’à regagner piteusement la maison, après avoir manqué une occasion qui ne se présente pas tous les jours ; cependant, je désire aller inspecter les traces et aussi mesurer approximativement la distance à laquelle j’ai tiré. Je quitte mes skis pour compter les pas ; quatre cents pas, m’y voilà ; j’avais donc bien pris la hausse qui convenait.

Mais voici une tache de sang sur la neige, donc je l’ai touché, mon amour-propre est sauf, et l’espoir renaît en mon cœur.

J’avance, il me semble qu’un filet de sang rougit la neige tous les vingt pas ; j’en déduis que j’ai atteint un poumon et que ce jet saccadé s’échappe de la blessure à chaque expiration ; mais alors la bête est sans doute sérieusement atteinte, et cela me fait beaucoup espérer. Hélas ! je me souviens que j’ai vidé sottement tout mon magasin ; inutile d’insister, d’ailleurs la nuit approche. Demi-tour ! À la maison !

Ayant conté ma mésaventure à Julius, qui n’est pas chasseur et qui ne peut me donner aucun conseil, je vais relancer le soir même un de nos voisins canadiens installé sur son homestead à quelques milles de là ; il a une carabine et accepte joyeusement de m’accompagner le lendemain à la poursuite de l’élan blessé ; malheureusement ses raquettes sont cassées et il n’a jamais glissé en skis, il n’en possède pas. Qu’à cela ne tienne ! Il chaussera ceux de mon ami suisse, et, comme il sait patiner sur glace, il arrivera bien à me suivre ; d’autant plus que, marchant en tête, je « casserai » le chemin en enfonçant profondément dans la neige poudreuse qui ressemble, dans le Nord-Ouest, à du sucre cristallisé et en laissant derrière moi deux sillons durcis où il pourra glisser sans effort.

Dès l’aube, nous partons ; hachette et couteaux à la ceinture et dans une musette quelques provisions. Nous reprenons les traces où je les ai laissées la veille, et la poursuite commence, lente et pénible, car, avec ses pattes gigantesques, le fuyard se moque bien des buissons et des arbres morts couchés à terre, il enjambe le tout sans modifier la cadence de sa marche ; tous les vingt pas il y a bien le jet rouge sur la neige, mais les foulées me semblent toujours aussi longues ; comment arriverons nous à le rejoindre ? Et même, si nous le rejoignons, il va nous entendre approcher et détalera à nouveau sans que nous l’ayons vu. Ma confiance diminue. Parbleu ! la situation n’embarrasserait pas un vieux chasseur averti. À des indices insignifiants (l’animal fait des pas plus courts, marche en zigzag, etc.) déchiffrés sur la neige, il devinerait quand l’élan a l’intention de se coucher, et, comme il se couche toujours face à ses traces, c’est-à-dire face aux poursuivants éventuels, le vieux chasseur cesserait de suivre les empreintes, mais décrirait un cercle pour surprendre l’animal sur ses derrières du côté où il n’exercerait pas sa méfiance.

Mais je suis encore un chasseur novice, je suis donc tout bêtement les traces, et je me fraie un passage souvent difficile à travers les broussailles. Voici un mamelon assez élevé qui va bien nous gêner, car nous n’avons pas de bâtons de skis et il va falloir se hisser en tirant sur les branches des jeunes trembles ; pas à pas nous montons ; voici le sommet, nous y sommes enfin, et, au moment où je m’y attendais le moins, j’aperçois à 30 yards au bas de la pente ma bête blessée, qui d’un bond éclair s’est remise sur ses pattes, soit pour fuir, soit pour nous charger. Mais j’ai réagi d’un geste éclair aussi ; j’épaule et, sans viser, comme on tire sur un lièvre au déboulé, je lâche mon coup. Ma grosse balle 303 vient frapper entre les deux yeux l’élan, qui s’effondre, foudroyé. Nous nous précipitons, trop émus pour crier notre joie : comme ce grand corps est impressionnant, couché sur la neige ! Quel panache magnifique ! Mon camarade, qui ne perd pas son sang-froid, se précipite, coutelas à la main, et lui tranche la gorge (la viande sera meilleure) ; nous nous féliciterons plus tard de notre exploit ; pour le moment, il faut en mettre un coup.

Un grand feu d’abord, pour nous réchauffer au cours du dépeçage ; mon compagnon est très adroit et vif, je l’aide de mon mieux, et une heure ne s’est pas écoulée que l’animal est dépouillé et débité en morceaux. À la pointe de baguettes de saule, nous faisons griller à la flamme quelques tranches de venaison, que nous trouvons excellentes, bien qu’à vrai dire un peu dures, la viande étant trop « fraîche ». Une tasse de thé bouillant, une bonne pipe, et surtout de la joie plein le cœur !

Retour au shack en vitesse ; nous sellons deux chevaux et nous repartons aussitôt, traînant accroché par un lasso au fourreau de nos selles deux traîneaux légers, où nous chargeons bientôt la peau, la viande et le panache de notre victime. Ce soir, nous fêterons cela joyeusement avec des amis. La viande ne manquera pas cet hiver sur la table de mon ami Julius.

Frenchy BOB.

Le Chasseur Français N°634 Décembre 1949 Page 780