Cloué au lit par un terrible lumbago, j’ai eu le temps,
entre les crises temporairement refoulées, de méditer certains chapitres d’un
ouvrage récent (1) sur des questions datant déjà de plusieurs
années : les tropismes. Et, comme toujours, à travers ce nouveau prisme je
cherchais, dans mes rêves lancinants et tenaces, les ressources que la pêche
pourrait peut-être, un jour, trouver dans les beaux résultats scientifiques qui
couronnent les travaux patients et persévérants des naturalistes.
Il y a quelquefois du vrai dans les rêves ... mais,
avant d’aller plus loin, il est nécessaire que je rappelle ce qu’est un
tropisme. Il faudrait, sans doute, parler de « réflexes » et de
« sensibilité différentielle », mais ceci, étant données les limites
matérielles qui me sont imposées, m’entraînerait trop loin. Le lecteur que cela
intéresse saura bien se reporter aux ouvrages scientifiques. En outre,
réflexes, tropismes, sensibilité différentielle sont pour nous, pêcheurs, des
mots à peu près synonymes.
Le tropisme est un mouvement de translation orientée,
précise et irrésistible d’un animal sous l’effet d’un excitant et vers cet
excitant. Les excitants sont nombreux et divers : lumière, chaleur,
humidité, vibrations mécaniques, etc. L’animal excité ne peut pas résister à
l’attraction qui est impérative. Vous vous rendez compte : un pêcheur qui
aurait un pareil excitant à l’hameçon ! Rêves, utopie d’un malade,
dira-t-on !
Pourtant les poissons paraissent être, vus par un pêcheur,
soumis à deux sortes de tropismes, que j’appellerai volontiers tropisme direct,
tropisme indirect. Le tropisme direct serait, par exemple, celui qui attire le
poisson vers la cuiller, vers la mouche en sillage, vers l’appât que l’on
travaille par relâchers, vers tout objet en mouvement ; le tropisme
indirect, celui qui le fait monter, qui produit les gobages sur les insectes,
directement influencés par un tropisme, tombés à l’eau : éclosion, nymphe
mûre qui quitte l’eau. La question nourriture devient secondaire. Les grosses
ventrées inutiles et dangereuses tendent à le prouver.
Une éclosion d’éphémères au printemps est un tropisme pour
le poisson (tout au moins peut-on l’y assimiler, quoiqu’un tropisme n’ait
jamais un but utile) puisque par définition un tropisme est d’abord tout ce qui
attire irrésistiblement On voit donc l’intérêt qu’il y a de connaître la vie
des insectes, leurs éclosions, influencés probablement et directement par un ou
plusieurs tropismes qui s’interfèrent.
Ceci, d’ailleurs, qui n’est pas nouveau, nous paraît
cependant plus facile, quoique très compliqué, que le tropisme direct, car, si
nous pouvons voir ou si nous savons par expérience que la cuiller, le devon ou
tout autre objet attirent irrésistiblement le poisson par leur mouvement, nous
ne savons pas encore quelles conditions ces objets doivent remplir pour qu’il y
ait tropisme.
Les observations, les expériences faites par les
naturalistes sur les syrphes (le syrphe est une espèce de mouche que l’on peut
observer parfois dans une chambre dont on a laissé les fenêtres ouvertes), dont
nous parlerons plus loin, nous prouvent qu’il n’y a tropisme que dans certaines
conditions d’éclairage, d’orientation, de situations respectives des insectes
et de l’éclairement. Si on pouvait réaliser des expériences semblables sur les
poissons (il semble impossible, en effet, d’admettre a priori que ce qui
est vrai pour certains animaux est vrai pour tous, on aurait plus de chances
d’arriver, enfin, à faire travailler les leurres dans de bien plus sûres
conditions, je veux dire des conditions provoquant à coup sûr le tropisme
irrésistible. Peut-être que la cuiller (tout le monde admet maintenant que la
cuiller n’a rien de commun avec un poisson) ne réalise que par hasard
les conditions d’un tropisme, que ce soit dans la qualité, le mouvement, le travail.
Les syrphes répondant inlassablement à cette sensibilité
différentielle (genre de tropisme), si nous faisions travailler la cuiller dans
certaines conditions voulues mais inconnues, peut-être que le poisson aussi s’y
soumettrait sans se lasser, il arrive d’ailleurs avec la cuiller et les
méthodes actuelles que le même poisson attaque plusieurs fois de suite au
même endroit dans les mêmes conditions.
Si, paresseusement ou maladivement couché dans votre lit,
vous observez les syrphes volant « au point fixe », immobiles, vers
le centre de la chambre, alors que d’autres insectes ou d’autres syrphes volent
autour d’eux, vous verrez parfois les immobiles se précipiter brusquement vers
un autre point sur un parcours de plus d’un mètre parfois, puis faire volte-face
brusquement, revenir à leur point de départ où ils reprennent leur vol sur
place. Vous observerez bientôt d’autres déplacements identiques et vous vous
demanderez quel mobile pousse ces insectes à ce jeu mystérieux. Eh bien ! les
naturalistes ont trouvé l’explication : les syrphes agissent ainsi parce
qu’un autre insecte, un objet quelconque passe à ce moment entre un point
lumineux de la fenêtre et un point de l’œil de ces insectes. Ce brusque
changement de l’éclairement déclenche une réaction qui lance, comme une flèche,
l’insecte vers l’objet qui produit cette rapide petite éclipse. Ceci posé, et
voici le rêve, transposez le phénomène dans l’eau. Le poisson au fond, le ciel
éclairé au-dessus, le pêcheur lance sa cuiller. Si la cuiller passe en un point
de la ligne qui relie une partie de son œil à un point éclairé du ciel, il y a
réaction, et le poisson se jettera sur la cuiller quelles qu’en soient la forme
et la couleur. Il n’y a qu’une faible zone qui réponde à la question et, par
conséquent, si peu de chances pour le pêcheur que l’on peut dire que le hasard
seul intervient. Il reste néanmoins que.la cuiller doit passer dans certaines
conditions (dessus, dessous, par côté du poisson ?) et que ce n’est pas
par hasard que le poisson attaque le plomb quelquefois distant de la cuiller,
et que nous croyons de ce fait que la cuiller plombée sur l’axe doit être à
préférer.
Il semble donc que le vrai problème ne réside pas dans la
recherche par tâtonnement d’un leurre exceptionnel dont le poisson ne se lasserait
jamais, mais dans la recherche de ce tropisme, si tropisme il y a. Pure
hypothèse de ma part, peut-être un rêve, mais combien tentant et idéal !
La pêche ne serait plus alors qu’un jeu d’adresse
scientifique, du moins en ce qui concerne la réalisation, soit d’un réflexe,
soit d’un tropisme ou d’un effet de la sensibilité différentielle.
Quant au tropisme indirect, il resterait ce qu’il est :
subordonné à la vie des insectes. Mais comme les insectes sont eux-mêmes soumis
à différents tropismes, l’étude de ces tropismes sur les insectes nous serait
d’un grand secours. Tous les bons pêcheurs à la mouche le soupçonnent. Mais,
probablement à cause des interférences des divers tropismes, le problème est
presque insoluble. Quoi qu’il en soit, on pourrait, semble-t-il, prévoir les
éclosions, par suite les gobages, avec plus de certitude. Je citerai comme
exemple certain le phototropisme, qui provoque les éclosions de fourmis ailées.
Les fourmis sexuées ne s’envolent pour s’accoupler que par
très beau temps ensoleillé, à certaines époques connues. Elles s’envolent par
héliotropisme, puis, peu de temps après, l’accouplement ayant eu lieu, elles
tombent à terre ou dans l’eau, très souvent encore accouplées. Elles provoquent
alors des gobages intensifs qui permettent de prendre à coup sûr les vandoises
en plein soleil, fait très rare en toute autre occasion. Cependant, à la fin de
l’hiver, au printemps, le fait se renouvelle avec d’autres insectes :
éphémères, nemoures. je ne connais pas le tropisme, s’il y en a un, qui fait
éclore les éphémères. Je soupçonne cependant l’hydrotropisme par temps sombre
pour quelques-uns, le thermotropisme pour d’autres qui n’éclosent que par beau
temps avec les nemoures. Mais ces tropismes s’interfèrent souvent et
compliquent la question. La science, d’ailleurs, n’a pas encore dit son dernier
mot sur les tropismes, ce n’est donc pas encore demain que la pêche profitera
des travaux persévérants de nos naturalistes ; j’ai cependant idée qu’un
jour viendra ou le pêcheur ne fera plus appel à la faim, à la goinfrerie, à la
férocité, mais bien à un ou plusieurs tropismes bien connus et infaillibles,
avec peut-être des armes nouvelles. Pauvres poissons, pauvres pêcheurs !
Cependant, il y aura toujours le pêcheur à la sauterelle, à
l’asticot, qui, tout en ménageant sa substance grise, n’aura pas moins de
plaisir, heureusement : si poisson il y a ...
P. CARRÈRE.
(1) L’instinct et le comportement animal, « Réflexes
et tropismes » (E. RABAUD)
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