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Sports athlétiques

La limite des records

Il y a trente-cinq ans — le 28 septembre 1914. — Jean Bouin était tué sur les champs de bataille de l’Argonne. Ce fut sans doute le plus grand athlète français de tous les temps, trois fois vainqueur du Cross des six nations, quatre fois du National, de 1909 à 1912. Sa course la plus célèbre fut son 5.000 mètres des Jeux olympiques de Stockholm, où il se classa second dans la même foulée que Kolhemainen.

Certes, des coureurs français ont accumulé depuis des palmarès comparables au sien. Mais la preuve que Jean Bouin fut un très grand champion est démontrée dans ce fait que son record de l’heure (19km,021), réalisé à Stockholm le 6 juillet 1913, reste toujours debout en tant que record de France, et qu’il n’a été dépassé, dans le monde entier, que deux fois depuis cette date (soit depuis trente-six ans), par Nurmi, en 1928, avec 19km,210, et, en 1935, par Heino, avec 19km,339), fait unique dans le tableau des records d’athlétisme.

Certes, personne ne conteste la classe exceptionnelle du champion marseillais. Mais la célébration de son glorieux anniversaire fut l’occasion de certaines formes de comparaison entre les champions d’hier et ceux d’aujourd’hui qui m’ont choqué. À mon avis, il est pénible de constater les termes un peu méprisants dans lesquels ces comparaisons s’établissent à chaque fois qu’un record est battu. Les « jeunes » oublient trop facilement que la gloire est éphémère et que, dans vingt ans, leurs actuels records seront vraisemblablement pulvérisés et qu’il se trouvera alors de jeunes critiques pour déclarer que le nouveau recordman est d’une classe supérieure à ses prédécesseurs sur le tableau des records, sous prétexte qu’il a réalisé quelques dixièmes de seconde de moins.

Or, rien n’est moins certain. Car nous sommes convaincus que si Jean Bouin avait eu, en 1913, à sa disposition les pistes et les méthodes de préparation et d’entraînement offertes aux athlètes de 1949, il aurait réalisé sur l’heure plusieurs centaines de mètres de plus. Ce n’est pas toujours la valeur intrinsèque, la « classe » de l’athlète qui sépare les recordmen d’aujourd’hui de ceux d’il y a vingt ou trente ans, ce sont surtout les progrès dans la construction des pistes et dans la technique de la course et des méthodes d’entraînement. Chaque génération fournit évidemment un petit nombre de surhommes : celle de 1910 a fourni Jean Bouin, celle de 1920 a fourni des Nurmi et des Paddock, celle de 1930 des Owens, des Heino et des Harbig, celle de 1945 des Zatopek et des Dillard. Mais, à part une demi-douzaine à peine de phénomènes, qui marquent une époque dans l’histoire de l’athlétisme, les recordmen du monde sont des athlètes de valeur sensiblement comparable, que seuls séparent les progrès de la technique au moment où les nouveaux records sont établis.

Ces considérations amènent à poser la question suivante : où se situe la limite des possibilités athlétiques de la machine humaine, étant donné que la morphologie de l’homme (à part quelques phénomènes et l’hypothèse de « monstres » qui sont de très rares exceptions ne faisant que confirmer la règle) ne varie que dans d’infimes proportions au cours non seulement des générations successives, mais des siècles ? Et pas forcément toujours dans le sens d’une augmentation de taille ou de puissance.

À notre avis, nous approchons de cette limite, et nous approchons d’autant plus que la distance est plus courte. La preuve que l’amélioration des records est plutôt dans la technique et dans les progrès du matériel que dans la valeur intrinsèque de l’homme est que, dans le 100 mètres par exemple (sprint pur), nous piétinons depuis vingt ans — depuis Paddock. Pour cette raison très simple que cette distance comporte la technique la plus simple, la plus logique et la plus sportive (la plus « pure », dirons-nous), qui consiste à pousser à fond (le type de la « course à tombeau ouvert ») du départ à l’arrivée. Aussi, sur 100 mètres, arrivons-nous à ce paradoxe un peu ridicule qui consiste à chronométrer au dixième de seconde au lieu du cinquième, en attendant que l’on chronomètre au centième de seconde. Certes, le jour (prochain sans doute) où nous en arriverons là, cela permettra d’abaisser le record. Cette fantaisie aura surtout pour résultat de permettre aux officiels, au plus grand profit de la publicité d’un sport désormais professionnalisé, commercialisé et bientôt « nationalisé » comme tout le reste, le plaisir ; d’afficher et d’homologuer de nouveaux records. Mais, quand un sprinter aura porté à 10 secondes 25/100 un record qui précédemment était de 10 secondes 26/100, à qui fera-t-on croire que ce sprinter sera réellement « supérieur » à son prédécesseur, et que, justement du fait de l’extrême complexité et de l’extrême fragilité de l’appareil enregistreur, la différence officiellement constatée ne tiendra pas plutôt aux erreurs du chronométrage qu’à la supériorité d’un de ces sprinters sur l’autre, et qu’il ne serait pas plus équitable de les classer ex aequo à 10 secondes 2/10, ce qui me semble à la fois plus exact et plus équitable sportivement parlant ?

À moins que ne survienne une sorte de géant ou de « monstre » (sans intérêt pour la race) qui, grâce à une morphologie exceptionnelle et d’ailleurs indésirable en tant que critérium sportif, et qui resterait pour notre ère un être de légende comme Hercule à son époque, accomplirait une performance ne signifiant exactement rien du tout sportivement parlant, on peut donc raisonnablement estimer, comme le confirmaient récemment Bacquet et Grosborne, que la limite pour les 100 mètres, pour un homme normal, se fixe aux environs de 10 secondes, et de 40 ou 41 secondes pour le 400 mètres, qui se court aujourd’hui comme quatre fois 100 mètres et qui semble être la distance limite du sprint pur.

Pour les distances supérieures à 400 ou 500 mètres, il est beaucoup plus difficile de prévoir une limite (de même que pour les sauts et les lancers), car la technique, l’hygiène alimentaire, les méthodes d’entraînement jouent un rôle beaucoup plus considérable et sont susceptibles de beaucoup plus d’améliorations qu’en matière de sprint pur. Des progrès dans le style des sauteurs et des lanceurs, dans la technique de la foulée, du rythme et du déroulement du pied, par exemple, permettront sans doute, dans ce domaine, d’abaisser encore les temps records dans des proportions appréciables.

Dr Robert JEUDON.

Le Chasseur Français N°634 Décembre 1949 Page 794