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La chasse au chien courant

Son dernier sanglier

Depuis quinze ans, il est difficile de compter les équipages qui ont disparu ; vous me direz, j'entends bien, qu'autrefois cela existait aussi : le décès du maître ou sa vieillesse — ou sa ruine, car on se ruine parfois à ce joli jeu-là … — faisait qu'un équipage mettait bas, mais, le plus souvent, il s'en créait d'autres, tandis que maintenant leur nombre diminue toutes les saisons, et ce n'est pas sans mélancolie que nous, les vieux, le constatons.

C'est la dernière chasse d'un de mes amis que je veux vous rapporter aujourd'hui telle qu'il me la conta. Vous savez que la vénerie est une sorte de grande famille, paraissant assez fermée, mais dont les membres communient, en des rites immuables dont « la parlote », qui comporte le récit des chasses, est un des plus importants lors des rencontres des veneurs sur un terrain neutre, c'est-à-dire lorsqu'ils ne chassent pas. Parlote très vaine pour le vulgaire et qu'il ne faudrait pas confondre avec les « histoires de chasse » ou autres tartarinades, mais plutôt considérer comme l'analyse d'un laisser-courre intéressant que l'on dissèque de compagnie et où, le plus souvent, se trouve quelque enseignement pour l'un ou l'autre des interlocuteurs. C'est dans cet esprit qu'il faudra lire ce qui suit.

Nous étions, commença mon ami, à la fin du mois de mars. Une assez longue sécheresse avait durci la terre ; de plus, les sangliers se décantonnaient à plaisir. Il était donc très difficile de faire le bois et, en arrivant au rendez-vous, j'appris que les valets de limier n'avaient rien au rapport.

Je découplais donc à onze heures ce petit vautrait que vous connaissez : vingt-cinq anglo-français, très différents de type et de couleur, où les tricolores, les blanc et noir, les blanc et orange et les blanc et gris s'amalgamaient en un ensemble hétéroclite que quatre airedales accusaient encore davantage. Ce n'était plus l'équipage d'autrefois, hélas ! la guerre avait passé par là, mais c'était tout de même de braves chiens, très chasseurs, beaucoup plus fins de nez et criants que les chiens ordinaires d'un vautrait, et surtout très en curée.

J'allais donc trôler dans des cantons qui furent, de tout temps, ceux qu'aimaient les bêtes noires. Il faisait une chaleur tropicale et la feuille du sous-bois craquait sous le pied des chiens, qui tiraient déjà la langue.

Avec plus ou moins d'enthousiasme, nous foulâmes ainsi à la billebaude jusqu'à trois heures et demie. Quelques personnes suivaient en voiture, rien que des purs, on le comprend aisément, car une semblable promenade est vite désespérante. J'étais seul à cheval avec mon homme, un jeune valet rempli de bonne volonté mais bien ignorant, et un ami, un excellent et remarquable veneur, mais maintenant terriblement handicapé par une surdité naissante qui lui rendait « l'oreille fausse ». Je me suis, du reste, toujours demandé comment il arrivait à ne pas perdre plus souvent, admirant sa parfaite connaissance du terrain et de la chasse pour tout dire.

Ce fut lui qui, barrant sur les devants pendant que nous foulions sans conviction, découvrit du travail qui lui semblait de temps sur une allée. Il sonna un volcelest et, lorsque j'arrivai avec la meute, me montra les boutis tout en restant, prudemment comme il se doit, très réservé sur leur fraîcheur. Les chiens, mis à la voie, n'en refaisaient qu'à peine ; quelques-uns jouaient du fouet, mais pas un coup de gueule. Cependant, comme nous ne risquions rien, nous les soutenions de la voix et de la trompe, pendant que notre ami filait encore sur les devants. Connaissant à fond tous les passages des bêtes noires, il perçait en avant et, arrivé à un carrefour d'allées, s'arrêtait pour allumer une de ses éternelles cigarettes.

Tout à coup, il vit son cheval pointer les oreilles en direction du fourré. Notre demi-sourd regarda dans la même direction et vit, avec quelle joie ! un magnifique ragot, noir et fort rondouillard, qui, gaillardement, passait d'assurance l'allée à cent mètres de là. Sa trompe, bien connue pour une des meilleures de la région, tayauta « La Vue » en une éclatante fanfare. Ralliant rapidement, j'amenai au grand trot le vautrait et bientôt tout déballa en une enivrante musique ; je regardai ma montre, car c'est encore une de nos manies à nous veneurs : il était quatre heures juste. Nous aimons prendre, bien, sûr, mais nous voulons savoir comment, et surtout chasser dans les règles.

Aussi étonnant que cela puisse paraître après un semblable début de journée, les chiens volaient sur la voie et, pendant deux heures, ce fût un concert ininterrompu de clameurs déchirantes et de bien-aller joyeux.

Notre animal faisait une chasse classique de forêt, une de ces chasses comme nous en avions suivi beaucoup et dont on pourrait presque à l'avance dessiner le parcours. Mais, dans les enceintes très fourrées du Malhardy, le sanglier se fit battre et, placé en bordure d'une coupe nue comme la main, j'écoutais la fanfare de la meute qui maintenant approchait.

Les chiens vinrent butter presque dans les jambes de mon cheval et tombèrent à bout de voie : pourtant rien ne passait, j'en étais sûr : « Oh retour, mes valets ! Oh ! retour. » Tout rentra au fort et bientôt, à quelques mètres de moi, le ragot déboulait dans un récri furieux : « Toi, mon ami, murmurai-je, si tu t'amuses à te faire relancer ainsi après deux heures de chasse, ça pourrait aller mal ! » Et je me mis en queue de la meute, appuyant et sonnant à pleine trompe pour reprendre d'un train d'enfer le chemin du lancer.

Mais le temps passait. La nuit approchait et, comme le ragot, longeant la lisière de forêt, devait immanquablement traverser une grande pointe de friche qui coupe les bois, je galopai en avant, décidé d'en finir d'une manière ou d'une autre. Bientôt je sautai de cheval et, décrochant ma carabine, j'allai me poster au passage.

J'entendis venir la meute de plein fouet, puis, à deux cents mètres à peine de la bordure, ce fut le ferme. Remontant à cheval, j'y courus. Quel spectacle inoubliable ! ...

Sous une futaie, parsemée de grands ronciers, tout le vautrait faisait le cercle autour d'un de ces ronciers grand comme une chambre. Mettant pied à terre, j'attachai ma monture à un baliveau, me débarrassai de ma trompe et de mon fouet ; j'empoignai ma carabine et j'approchai de l'endroit où l'animal tenait aux chiens. Ceux-ci, en me voyant, avaient rétréci le cercle de mort et, tout à coup, d'un seul élan, bondirent. Je vis littéralement le roncier osciller comme sous un coup de bourrasque et, dans un ensemble indescriptible, une masse qui me semblait énorme de chiens et du sanglier roula dans le clair. Les quatre airedales, n'attendant que cela, crochèrent à belles dents dans le pauvre ragot qui « couinait » et tentait, en vain, d'échapper aux terribles mâchoires ; les chiens du vautrait le pillaient également et bientôt l’immobilisèrent sous le poids de leur mouvante étreinte. Je dus, de la pointe de ma botte, en écarter deux pour glisser entre leur tête le canon de ma carabine dispensatrice du coup de grâce.

Il était sept heures dix. J'étais seul. La nuit était presque venue. Mais je sonnai, le cœur bien gros tout de même, car je savais que c'était le dernier, un de mes plus joyeux hallalis.

Guy HUBLOT.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 3