— C'est tout clair, dirait M. de La Palice, une chasse
gardée, c'est une chasse gardée.
— Voire, rectifierait Panurge, la chose n'est pas si
simple ...
Je crois, que pour bien illustrer ce qu'elle est, ce qu'elle
doit être, il vaudrait mieux définir d'abord ce qu'elle n'est pas. Je le sens
du reste aux réflexions parfois sévères que m'a valu un récent article sur ce
sujet brûlant. Elles me montreraient, si je ne le savais déjà, qu'un même nom
déguise des concepts fort divers, souvent très éloignés du mien. Il semblerait
que pour certains correspondants l'essentiel d'une chasse gardée consisterait
en pancartes clouées aux quatre coins d'un champ, sans se soucier de ce qui se
cache derrière l'écriteau — toujours la vieille faiblesse de l'esprit gaulois
plus sensible à la magie des mots qu'aux réalités qu'ils recouvrent. Moi,
j'appelle cela tout bonnement : chasse interdite. Aussi je comprends que
ceux qui prennent l'écriteau pour un garde tiennent pour utopie mon espoir de
voir le gibier essaimer hors de telles réserves pour s'en aller repeupler le
désert des terres banales. Si c'est bien ainsi que ces critiques se
représentent les chasses que je souhaite voir foisonner, ils ont raison :
le vide n'enfantera jamais que le vide.
D'abord, pour moi, ne constitue pas une chasse gardée tout
terrain manifestement trop peu étendu. Il est difficile de fixer à priori
quelle peut en être la surface minima. Les Allemands, maîtres en organisations
cynégétiques, le savaient, et leur loi fixait des étendues fort diverses, selon
qu'il s'agissait de plaine, de bois ou d'étangs. C'est ce dont ne se sont pas
avisés les auteurs de l'actuel projet de loi numéro 6656. Sur ce point, comme
sur d'autres, i1 n'est que lamentable caca-fouillade, une mauvaise caricature
de la savante législation allemande. Cent hectares de forêt font une excellente
chasse, vingt hectares de marais, dix de dunes à lapins, deux de mare à hutter
peuvent en constituer une, c'est affaire de lieu et de gardiennage. Cent
hectares de betteraves, de guérets et d'éteules n'en feront jamais une vraie. Le
lièvre en sort sitôt lancé, la perdrix d'un coup d'aile en franchit la
frontière, et leur possesseur ne peut guère qu'y tourner en rond, se heurtant
sans cesse à ses limites, car je suppose que, de l'autre côté de la barricade,
ses mouvements sont sévèrement guettés. Si parfait qu'en soit le garde, un tel
territoire ne fait pas une « chasse » ; il est trop petit, c'est
simplement un terrain interdit à autrui. Cependant c'est le droit le plus
absolu du propriétaire, je n'entends pas le lui contester. Il y a même un cas
où je le tiens pour hautement respectable, c'est celui où ce propriétaire
s'impose l'effort de bien et réellement garder et se contente d'exploiter son
cheptel gibier sagement, sans abus, car il ébauche alors un commencement
d'œuvre utile à la communauté.
Bien entendu, n'est pas chasse gardée celle qui ne l'est que
par des écriteaux. Là-dessus, La Palice serait d'accord avec moi. Pourtant,
elles pullulent les organisations de ce genre qui consistent uniquement à
embêter les voisins et gêner la constitution des Associations communales. Quant
au reste, nul ne s'en soucie. Jadis le propriétaire avait un garde, souvent
médiocre, mais qui servait d'épouvantail. Maintenant ce n'est plus possible,
les salaires actuels, assortis de la Sécurité sociale et des allocations, font
disparaître de plus en plus cette catégorie de serviteurs. Pas de destruction
sérieuse de nuisibles, ce qui serait pourtant primordial ; quant au gibier,
il pousse comme il peut. Les seules supériorités sur la chasse banale
consistent en un nombre moindre de fusils et dans le fait qu'en arrière-saison
le propriétaire ménage un peu ses reproducteurs. Ces chasses-là, je ne compte
guère sur elles dans l'état de choses actuel pour régénérer, la chasse
française, mais ce que l'on peut dire tout de même à leur éloge, c'est que,
contrairement à la chasse banale, si elles ne font pas de bien, elles ne font
pas de mal. Et puis, si mauvaise presse qu'elles aient, tant que nos lois et le
statut juridique de la propriété subsisteront, je ne saurais en vouloir à qui
entend demeurer le maître sur sa terre : « Charbonnier est maître
chez lui. »
D'ailleurs toute « chasse », même la plus
médiocre, a le droit de vivre si l'on y protège un peu le gibier. Qui sait même
si, le jour où au lieu d'être rançonnées, écrasées par un État destructeur,
elles seraient aidées par une saine législation, nombre de ces terres ne
deviendraient pas un noyau pour les organisations que je voudrais voir se
constituer pour la résurrection de notre sport si gravement malade ?
Je ne conteste même pas au propriétaire, s'il vient à
succomber sous des charges trop lourdes, d'en venir à louer son droit. Mais
sous la réserve — et ce réellement — de maintenir son gibier et son bien, et
non d'en faire une opération de « gros sous » — celle-ci me répugne,
il est indigne d'un terrien de prostituer sa terre. D'autant que le plus
souvent il ne s'agit que de rafler de l'argent à des amateurs de la ville et non
de maintenir sa chasse. Je sais une opération de ce genre, non loin de chez
moi, où, pour un prix dont le bailleur devrait rougir, l'on a affermé à des jobarts
le droit de tourner en rond sur deux bouts de domaines non gardés qui, tout
bien pesé, nourrissent une demi-douzaine de lapins, deux ou trois lièvres et
deux volées de perdreaux. Cela ne s'appelle plus veiller aux intérêts de sa
chasse, cela s'appelle « plumer le pigeon » ou « peler la poire
citadine ». Et que voulez-vous que fasse la pauvre poire, sinon essayer de
rentrer dans son argent en tuant tout, jusqu'à la dernière mère perdrix s'il se
peut. Cela, c'est plus horrible encore que le territoire banal ; de telles
chasses, je les abandonne sans pitié à l'appétit de notre ministre des
Finances, et qu'il fasse rendre gorge à ceux qui trafiquent des charmes de
Diane !
Mon opinion sur l'Association communale, je l'ai donnée sans
fard le mois dernier ; d'une façon que certains ont trouvée sévère. Non,
malgré le beau programme de leurs statuts, les syndicats communaux ont pour but
primordial celui de tenir les citadins au plus loin de chez eux — je ne les en
blâme pas — et d'entretenir avec les limitrophes soit des rapports intelligents
de bonne entente, soit parfois une petite guerre sournoise, d'autant plus
stupide qu'elle est le plus souvent déclenchée par ceux qui n'amènent rien dans
leur Société, que leur fusil pour tuer le gibier des autres, et prétendent « faire
les lois » à tout le monde. Non, ce n'est pas des syndicats que j'attends
le salut. Je ne leur en reconnais pas moins deux bienfaits très réels, l'un
d'avoir accoutumé la masse des chasseurs à un embryon de discipline consentie,
l'autre d'être un frein à l'anarchie qui nous menait au néant. Aux mains d'un
État fort, soucieux de sauver la chasse autrement que par des palabres au
Parlement et de beaux discours à la fin de banquets d'assemblées générales,
l'organisation syndicale serait un instrument de base. Mais voilà, se
trouvera-t-il un gouvernement soucieux de proposer aux chasseurs des mesures
sévères et des pilules amères, alors qu'il leur est si doux de se laisser
griser de belles promesses et de paroles lénitives ? ... La seule
pilule amère qu'on sache leur imposer, c'est l'augmentation du prix du permis,
pour financer non pas le relèvement de la chasse, mais les Allocations
familiales agricoles ! ...
Enfin, en quoi consiste donc la chasse gardée ? Je la
reconnais à trois éléments primordiaux : le garde et le territoire
d'abord.
En une densité de bons gardes instruits, courageux, dévoués,
telle que pratiquement le braconnage en soit banni, car si l'enfance de l'art
est d'en défendre les limites au chasseur, il est autrement laborieux d'en
éloigner un braconnier adroit et résolu.
En un territoire fort étendu, variable selon les régions.
Chez moi, Centre-Ouest, où les communes vont de 2 à 4-000 hectares, je le
voudrais d'au moins 5 à 600. C’est un minimum. Au-dessous de ce chiffre, ni la
destruction des nuisibles, qui est primordiale, sans laquelle on ne peut rien,
ni le repeuplement en gibier (qui doit suivre la destruction, et non la
précéder) ne sont possibles. Plus petites, tous les nuisibles voisins y
entreraient, et le gibier de repeuplement s'en évaderait sans profit.
Enfin il y faudrait un troisième élément, peut être le plus
difficile à obtenir : que l'opinion, le juge et la loi jouent en faveur du
garde et non du braconnier. Est-ce trop demander ? Pour faire renaître la
chasse en France, il faudrait que sur chaque commune existât une chasse de ce
genre, créant une réserve de gibier. Certes, je ne me leurre pas, c'est une
lourde tâche à proposer au Conseil Supérieur de la Chasse que de susciter de
telles organisations privées, un lourd effort à demander aux propriétaires, car
il y a une rude pente à remonter. Il faudra les y aider non seulement par un
appui moral, mais par d'énormes subventions. L'argent est facile à trouver :
2 millions de permis à mille francs. De quel droit l'État se permet-il de
détourner ces milliards de leur destination normale : la chasse ? Je
ne me leurre pas, toute cette organisation ne sera pas facile à faire naître,
il y aura même des régions déshabituées de toute chasse gardée où, pour en
créer, la loi devra réquisitionner terrains et propriétaires comme pour un
service public et les protéger au début contre l'hostilité ambiante. Qui veut
la fin veut les moyens.
Il conviendrait enfin que chacun de ces centres soit
largement suivi par un officier des Eaux et Forêts. L'on sait ce que ce corps
de fonctionnaires intègres, compétents, dévoués au bien du service, a fait de
la forêt française. Qu'on lui en fournisse les moyens et qu'on lui laisse les
mains libres, il restaurera la chasse française dans son antique splendeur.
Tout cela, c'est beaucoup demander, dira-t-on. Possible,
mais oui ou non veut-on sauver la chasse ? Si c'est non, il n'y a qu'à
laisser courir, ce sera vite fait. Si c'est oui, il faut rompre avec les
errements qui l'ont mise en agonie. Seule la chasse gardée sera la transfusion
de sang massive qui accomplira le miracle. Alors, heureuses les communes qui
auront sur leur territoire une de ces enclaves de vie que je souhaite voir
créer partout ; ce jour-là ses habitants, au lieu de promener leur fusil
dans le vide intégral qui nous guette, auront du gibier devant eux. C'est tout
le mal que je leur souhaite, même à ceux qui ne seront pas contents de me lire.
Albert GANEVAL.
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