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Au gabion

 « L'affût, pour moi, c'est l'heure qui tombe, la lumière réfugiée sur l'eau ... » Je vous conseille de lire l'admirable chapitre des Lettres de mon moulin, d'Alphonse Daudet, intitulé : « L'Affût ». Dans cette langue si pure, si chantante, si française, habituelle au poète, c'est tout le charme d'un soir en Camargue, d'un grand et beau coucher de soleil, c'est toute la puissante griserie de « l'affût ».

Pas loin de chez nous, à quelques kilomètres, s'étale une vaste plaine, riche et grasse, qui n'est autre chose que le fond d'un étang asséché. Un excellent réseau d'irrigation et une communication souterraine naturelle de cet étang et de la rivière permettent à volonté d'irriguer, d'inonder même les vignes et les champs.

C'est le pays béni des canards et des sarcelles. Les canaux d'irrigation, bordés de « sénils », frêles roseaux qui bougent au moindre souffle, leur offrent un abri sûr et calme. Quelques sarcelles demeurent dans le pays et, quelquefois même, en juillet, une nichée de colverts se faufile entre les roseaux.

Je suis un passionné de la chasse au gabion. Pourquoi un « passionné » ? D'abord parce que je suis un chasseur de gibier d'eau, ensuite parce que je voudrais être aussi un peu poète et que ces nuits au gabion sont irrésistiblement attirantes par ce qu'elles ont de mystérieux, d'irréel, en séparant par un mince volet de bois la  chaude atmosphère de la cuve, la vie, les rires des chasseurs, du trouble de la nuit, de l'isolement que l'on sent peser sur soi, quand, les yeux démesurément ouverts, on scrute la nuit glacée, les étoiles scintillantes, la lune quelquefois qui raie la mare d'un sillon d'argent.

Mais voulez-vous qu'ensemble nous allions à la brune chasser au gabion ?

Il est cinq heures. Le vent est dur, la nuit sera froide, glaciale même. Au ciel, de lourds nuages roulent et laissent de temps en temps passer entre eux un rayon de soleil qui ne parvient pas à nous réchauffer.

Nous sortons du sac où, pêle-mêle, ils ont fait le trajet de la ferme au « foudre », deux femelles et deux mâles de colverts. Ce sont nos « appelants ». Nous les plaçons, après les avoir attachés : les deux femelles d'un côté du gabier les deux mâles de l'autre. Aussitôt dans l'eau, ils s'ébrouent, plongent, battent des ailes et se pavanent comme s'ils étaient fiers du triste rôle qu'ils auront à jouer.

Un dernier coup d'oeil pour voir si rien ne traîne au dehors et nous descendons dans le gabion en tirant la trappe sur nous. Nous voici enfermés, et nous prenons toutes nos dispositions pour passer la nuit du mieux possible. Une excellente couchette semble munie d'un souple matelas ... Une petite table, un siège pour deux personnes, et là, devant nous, les créneaux, les parois de bois qui nous relient au monde.

Nous ouvrons ces créneaux. L'eau glauque est là tout près qui clapote. Il faut, avant tout, bien repérer les appelants. Lorsque la nuit sera venue, il ne s'agirait pas, en effet, de les prendre pour ... ce qu'ils ne sont pas.

Et l'attente commence. À l'ouest, le soleil baisse, rongé déjà par la cime des montagnes à l'horizon. Le vent est tombé, un calme infini s'étend sur la campagne. Tout près de nous, les appelants tournent autour du piquet qui les retient.

Le soleil est maintenant couché, et le crépuscule d'hiver doucement, tout doucement, s'efface devant la nuit.

C'est la plus mauvaise heure pour la chasse et, si l'instant est infiniment doux, la visibilité est, par contre, réduite. La lune n'est pas encore levée.

C'est l'heure que nous choisissons pour dîner. Et quel dîner ... rien n'y manque, et notre appétit est superbe.

Mais, soudain, au beau milieu du repas, les canes s'égosillent, les mâles soufflent et ronflent à qui mieux mieux. Nous abandonnons tout, notre instinct de chasseurs a repris le dessus. Nous soufflons la bougie et restons un moment dans l'obscurité la plus complète pour habituer nos yeux. Alors, doucement, avec d'infinies précautions, nous ouvrons les créneaux. La minute est angoissante. La lune, maintenant levée, fait scintiller la mare. Un coup d'œil rapide aux appelants, et, lentement, les yeux dilatés, nous scrutons la nuit claire.

Soudain, je frémis. Là-bas, dans le coin le plus éloigné de la mare, deux ombres ont bougé. Je regarde à nouveau, de peur de m'être trompé. Mais non, ce sont bien des canards. Ils sont tout près l'un de l'autre, ils plongent, replongent, font ruisseler l'eau argentée sur leur cou avec un mouvement brusque de la tête. À la jumelle, je les distingue parfaitement bien.

Ayant silencieusement averti mon compagnon, je saisis avec mille précautions mon fusil et, lentement, calmement, je le passe par l'ouverture du créneau. Je m'installe du mieux que je le puis sur la banquette du tir et j'attends. Je tâche, ayant abandonné les jumelles, de distinguer les « sauvages » à l'œil nu. Les voici là-bas, ils se sont un peu déplacés, mais sont toujours tout près l'un de l'autre. Une violente détonation, un éclair qui raie la nuit, et là-bas, à la place visée, une gerbe d'eau qui jaillit. Je crois qu'ils en « tiennent ». Il ne nous reste plus, munis de bottes, qu'à aller les chercher. Oh ! bonheur, deux colverts, mâle et femelle, les meilleurs et les plus gros des canards.

Au dehors, la nuit et le froid m'ont saisi, la bise d'ouest pince durement et le foudre, pourtant bien froid, me semble être, lorsque j'y pénètre, un délicieux refuge.

Notre dîner interrompu reprend plus gaiement encore et s'achève dans une atmosphère empuantie de tabac. Les minutes s'écoulent, le silence et le calme s'établissent peu à peu, la conversation, tout à l'heure animée, a fini par tomber. Mon compagnon regagne peu après la couchette, et je reste seul à veiller, les yeux ouverts sur la nuit.

Dehors il doit geler. Je surveille attentivement les appelants, afin d'aller couper la glace si par hasard ils y étaient pris. Mais voilà qu'à nouveau, dans la pâleur glacée de la nuit, retentit l'appel rauque des canes et le ronron des mâles. Le regard tendu, je parcours la mare en tous sens, une fois, deux fois, trois fois : rien, absolument rien, et pourtant mon instinct, un je ne sais quoi de mystérieux et de primitif, me conseille de regarder à nouveau. Mais, tout à coup, au ras du créneau, un effleurement léger, un bruit d'ailes, même pas, un souffle infiniment doux vient de passer, et là, tout près de nos canes, se mêlant à elles, trois sarcelles se prélassent, battent des ailes, jouent et folâtrent avec les appelants. Impossible de tirer, je ne puis reconnaître les sarcelles et nos femelles. Mon camarade se réveille et veut s'approcher des créneaux, mais, encore alourdi par le sommeil, il trébuche maladroitement, veut se retenir à la banquette de tir et s'étale lamentablement. Dans un coup d'ailes, les trois sarcelles, se sont enlevées à notre grand désespoir, et nous restons là, mon ami et moi, lui navré de sa maladresse, et moi encore tout ému et troublé par la vision que je viens d'avoir.

Ainsi la nuit se passe, coupée d'alertes, d'émotions, de déceptions aussi, car on ne fait pas « mouche » à tous coups. L'un après l'autre, nous éprouvons la délicieuse mollesse du matelas, nous éveillant d'instinct, en sursaut, lorsque les canes appellent.

Le matin vient enfin, et c'est la meilleure heure pour l'affût. Instant peut-être moins doux, moins calme que la tombée du soir, mais minutes colorées et troublantes, parce qu'elles nous tirent de la torpeur de la nuit. Dans le gabion, le froid se fait plus vif, les yeux plus lourds et, cependant, de toutes nos forces, nous tendons nos sens ; car nous savons que cette heure-là est particulièrement propice à la passe. Et, en effet, les canes lancent appels après appels, tandis qu'au loin les appelants des autres foudres répondent.

Nos canes suivent des yeux dans l'air glacé les vols qui passent, essayant par leurs cris perfides de les attirer.

Notre tableau vient à nouveau de se compléter par quelques pièces variées : sarcelles, milouin ...

Mais le soleil est là, timide ; dans la grisaille, il émerge des nuages bas sur l'horizon. Au loin, un chien aboie, une charrette passe ... et le charme est rompu. La vie reprend et nous reprend.

Nous rentrons à la ferme, un peu las, un peu transis, mais les yeux pleins du mystère et du charme de la nuit écoulée. Dans le jour qui vient, que de choses aurons-nous à raconter, que d'incidents, que d'émotions allons-nous revivre, et chaque fois, par delà la nuit, ce sera pour nous l'occasion de revivre le trouble infini de l'affût.

P. BOURREL.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 6