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Les grimpeurs de rochers

Son nom officiel est « tichodrome échelette », ce qui est beaucoup de grec pour un si petit oiseau — tichodrome, étymologiquement, signifie d'ailleurs « coureur de murailles », et ce nom est parfaitement mérité.

Mais ce qui caractérise ce petit habitant de la montagne, c'est qu'il est un oiseau à surprises, un véritable clown à transformations. Il y a un papillon bien connu, le vanesse, qui, lui aussi, se permet des facéties dans son costume. Ce papillon n'est pas rare, il se tient dans les bois, de préférence sous les grands arbres. On peut le voir, dans les jardins, posé sur le tronc des tilleuls ou des bouleaux, où il fait assez modeste figure. Brun, d'un brun velouté et terne, il se tient les ailes relevées sur le dos, comme collées l'une à l'autre, la tête toujours tournée vers le sommet de l'arbre, se confondant avec l'écorce. De temps en temps il avance de cinq ou six centimètres, marchant vite de toutes ses pattes comme une fourmi ...

Mais, tout à coup, il sépare ses ailes et les étale à plat, et c'est un éblouissement. Leur face supérieure porte des ronds de pourpre sombre, de rouge brique, voire même de bleu vif et d'orangé, selon les individus, couleurs chaudes, brutales, violentes, qui transforment en une seconde le papillon effacé et presque invisible en une véritable splendeur colorée. Puis il s'envole et le papillonnement — il n'y a pas d'autre mot — de ses ailes aux teintes vives est une des plus jolies choses qui se puisse voir. Un instant après, posé à terre ou sur un tronc, il est à nouveau invisible.

Le tichodrome est exactement comparable au vanesse sur ce point. Au repos, c'est un oiseau insignifiant par excellence, de la taille d'une grosse alouette, de plumage gris brun monotone un peu plus sombre aux ailes et à la queue. Sa gorge grise, qu'il gonfle comme celle d'un minuscule pigeon, supporte une tête à peine rehaussée d'un peu de brun au sommet, caractérisée par un long bec fin et courbe, bec d'insectivore apte à chercher les bêtes les plus minuscules dans les fentes de rocher. À l'inverse des pics, qui font leur trou dans les troncs pourris à force de cogner, le tichodrome a dû comprendre depuis les temps préhistoriques qu'il est inutile de tenter de perforer le granit, mais les grosses pierres chaudes, en plein soleil, sont suffisamment peuplées de moucherons, de menus insectes rampants, de petites araignées pour lui permettre de trouver sa vie sans faire jouer la mine.

Son champ d'exploration est assez restreint. Il stationne de préférence au sommet des grands éboulis, au pied des hautes parois exposées au sud, non qu'il soit frileux, mais parce que la vie animale y est particulièrement abondante. L'hiver, i1 descend explorer, à plus basse altitude, les murs des granges et les blocs qui émergent des neiges, mais l'été et l'automne le trouvent entre 2.000 et 2.500 mètres, arpentant les pierrailles et poussant son cri triste, toujours le même, un petit cri que l'on n'entend pas à dix mètres et qui se traduit — à peu près — par « tirelititi-tu ! ». Il chante ainsi toutes les deux ou trois minutes, et tous les membres de la famille poussent, sans exception, ce même cri avec les même cadences et les mêmes intonations.

Et, tout à coup, il s'envole. Deux petites ailes se terminant par des plumes noires, écartées comme celles des pics, une rangée d'un blanc éblouissant, une autre d'un rouge orange vif ... l'espèce d'alouette grisâtre est partie en ramant et en tourbillonnant par instant, en un vrai vol de chauve-souris. Au pied de la grande muraille rocheuse dorée par le soleil, c'est une sorte de fusée multicolore, tournoyant comme une cuiller à truite, qui fait dix mètres et se pose. Il n'y a plus, parmi les blocs, que le petit oiseau gris piétant rapidement, en chasse d'invisibles proies, en jetant son cri mélancolique. Parfois un second arrive, puis trois ou quatre, car ce grimpereau se présente le plus souvent par paires. Ce sont alors des vols fous, des jaillissements d'ailes rutilantes, qui durent une à deux minutes pendant lesquelles on les croit à chaque instant broyées contre la montagne ou les blocs d'éboulis. Toutes les acrobaties des as de l'avion y passent, et pas mal d'autres inédites, à quelques centimètres des rocailles, puis la petite escadrille disparaît, ayant fermé ses ailes, et il ne reste plus qu'une menue bête grise posée sur une pointe de rocher et une autre qui court comme une souris au milieu des pierres. Noir, blanc, rouge, le tichodrome a reçu, dans les Alpes bavaroises, le sobriquet de « Deutsche Fahne », drapeau allemand, pour l'exactitude avec laquelle il pavoise soudain aux anciennes couleurs de l'Empire. À ma connaissance, l'avènement d'Hitler le laissa indifférent, et il ne prit pas pour si peu la croix gammée.

Mais, un jour de cet automne, j'ai maudit de pied en cap ce petit oiseau charmant, |lui, ses parents, grands-parents et arrière-couvées jusqu'à la dix-septième génération, j'étais monté, en deux heures d'un véritable luna-park — trois, pas en avant, deux pas en arrière, — jusqu'au sommet d'un immense éboulis de blocs instables qui partaient sous le pied, gros et petits, de la façon la moins réjouissante du monde. À force de suer et de maugréer, j'étais parvenu tout eh haut de cette « caillasse » enragée, où je sentais mes ailes de mouche grincer et se limer comme sur de la pierre à couteaux. Là, au pied d'un mur de roche de plus de six cents mètres, l'air était une véritable rôtissoire. La réverbération forcenée des roches blanches, sous le soleil déjà haut, s'annonçait comme un véritable supplice, qui laissait bien présager de ce que cela serait à midi. Ayant, la veille, fait le « voltigeur  et le rabatteur pour le compte de mes camarades, j'étais ce jour-là venu « tenir » ce poste, passage habituel des chamois, au pied d'un couloir en cheminée menant à une de leurs retraites les plus sûres.

Mon sac à plat sur un rocher, la carabine posée dessus pour pouvoir la prendre sans bruit, je regardai l'heure — neuf heures. Sauf incidents heureux, j'étais là pour cinq pleines heures d'horloge. Immédiatement je pris les sages résolutions d'usage en ce cas : ne pas déjeuner avant midi, boire un petit coup toutes les heures pour épargner ma gourde, et ne plus bouger, pour ne pas effrayer le gibier. Naturellement, à dix heures, j'avais fini mes provisions, tout bu jusqu'à la dernière goutte, et j'avais essayé une vingtaine de places derrière autant de rochers différents, qui chacun me semblait préférable aux autres. Je ne sais s'il est arrivé à beaucoup de nos lecteurs de demeurer cinq pleines heures au gros soleil, dans cette chaleur paradoxale des hautes montagnes, où le canon de l'arme finit par brûler la main, mais ceux qui ont passé par là trouveront tout naturel que, en attendant les coups de feu qui m'annonceraient quand l’affaire se corserait, je me sois laissé deux ou trois fois aller à une douce somnolence.

Les tichodromes, dès mon arrivée, s'étaient mis à courir autour de moi comme des moineaux dans un champ de blé fraîchement coupé. Il y en avait bien huit ou dix, piétant, tout gris, puis voletant, éclatants de couleur, qui ne s'écartaient pas à vingt pas et venaient me regarder sous le nez, comme tout heureux de la venue de cette bête extraordinaire qui agrémentait leur solitude.

Quand j'eus fini de fouiller à la jumelle tout le plateau rocheux que je dominais, quand j'eus resserré les lacets de mon soulier droit, puis de mon soulier gauche, ouvert une fois de plus ma carabine pour constater qu'il y avait toujours une cartouche dans le canon, porté mon poids de la cuisse gauche, qui s'ankylosait, sur la cuisse droite et réciproquement, cherché une autre position à plat ventre, pour, l'ayant trouvée, m'y trouver également plus mal qu'avant, je finis par ne plus voir que mes petits voisins ailés qui voletaient pas intervalles, ou se perchaient, à trois mètres de moi, pour égrener leur chant triste. À onze heures, on m'eut beaucoup étonné en m'apprenant que je chassais le chamois et que mes amis comptaient sur mon tir infaillible (hum !) pour barrer ce couloir de fuite et assurer le succès de leur battue. Je me sentais beaucoup plus près du vieil original qui, aux Tuileries, distribue chaque jour son pain aux moineaux éhontés qui perchent sur ses épaules, ses doigts et son chapeau, que d'aucune sorte de sanguinaire Tartarin.

Et il me sembla soudain que, derrière moi, quelqu'un me fixait avec insistance. Un regard appuyé, au bas du cou, entre les deux épaules, un de ces regards qui font vous arrêter pile et vous retourner dans la rue. Aussitôt, redevenu chasseur en une seconde, je tournai la tête en tendant la main vers ma carabine. Lentement, comme de jeunes noctambules qui rentrent au petit jour chez leurs parents sur la pointe des pieds, trois beaux chamois à la file se hâtaient silencieusement dans les rochers, vers la gorge dont j'avais la garde. Ils avaient la tête tournée vers moi et, dès que le premier croisa de l'œil mon regard, ils se ruèrent à toute force vers la fissure, parmi les pierres croulantes, la poussière et le galop roulant de leur course. Un coup de carabine, à peine épaulé, une étoile de poussière blanche qui naît sur la face du rocher, une balle qui ricoche en miaulant, et je me retrouve vautré à six mètres plus bas, avec toute ma ferblanterie, piolet, jumelle, carabine. De chamois, plus l'ombre d'un, seulement le bruit de leur fuite, là-haut, sur les corniches accessibles pour eux seuls. Sur le bloc qui m'avait caché, le grimpereau, la tête penchée, me regardait, interrogateur.

« Tirelititi-tu ? »

Je lui tendis le poing — j'eus même, ma parole, le geste de monter un second dum-dum 405 dans le canon de mon Winchester.

« Bougre de vache ! Ils t'ont donné un chèque ? »

« Tirelititi-tu ? »

Il n'y avait qu'à remonter prendre mon sac et à abandonner la partie. Au bout de cent pas de descente, tout l'éboulis dévalant à grand vacarme avec moi, je me retournai pour regarder. À mille mètres, à vol d'oiseau, mes chamois s'étaient arrêtés sur une arête. En bas de la muraille, les tichodromes, effarouchés par les échos du coup de feu, voletaient sans se poser, en un vrai ballet rouge, blanc et noir, et, jetant ma carabine en bandoulière, je m'en fus à grands pas vers le rendez-vous, vers mes amis tout joyeux de m'avoir entendu tirer et qui déjà cherchaient à la jumelle, j'en étais sûr, ma silhouette courbée sous le poids d'un gros bouc ... et vers la magistrale engueulade qui m'attendait.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 9