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Chasse banale

Mon ami Roger n'est pas chasseur. Il est intelligent quand même. Il écoute d'une oreille non seulement complaisante, mais intéressée, les récits de chasse que lui prodiguent les meilleures de ses innombrables relations. Il n'a pas un sourire moqueur lorsque le conteur, joignant le geste à la parole, met en joue un fusil imaginaire, dit : pan ! remet en joue et dit : pan ! encore. Il pose des questions sur les armes, les chiens, le gibier, ce qui lui vaut l'étalage d'incroyables connaissances cynégétiques. Naturellement, je ne me fais pas faute de lui déployer les miennes en un faisceau éblouissant.

C'était un lendemain d'ouverture, lendemain d'un jour pour moi catastrophique, où la malchance, la maladresse et toutes les forces de la nature avaient réduit mon tableau à un unique lapin pris par mon chien. Ah ! j'en avais entendu des consolations qui m'ulcéraient encore davantage, cependant qu'en moi-même j'étais assoiffé de prendre ma revanche.

On ne compare jamais autant les tableaux qu'après l'ouverture. Tel groupe avait tué cinq lièvres, quinze perdreaux et trente cailles, tel chasseur trois lièvres, et cela en chasse banale, alors que j'avais chassé en terre communale passant pour peu braconnée.

Roger me demanda pourquoi je n'avais pas fait comme ces chasseurs. Il avait sans doute raison, car il se trouve des cantons où la chasse est entièrement libre et où il y a du gibier à l'ouverture.

Certes, ce gibier sera rapidement décimé et il faut se hâter d'en profiter. Dix à douze compagnies de perdreaux, deux douzaines de lièvres peuplent telle plaine. Des cailles nombreuses sont venues nicher dans tel quartier qui leur est favorable. Tous ces animaux ont profité de circonstances heureuses qui ont favorisé leur multiplication : braconniers habituels absents ou disparus, voisins jaloux les uns des autres qui se sont mutuellement surveillés, et surtout conditions géographiques permettant la dispersion du gibier au moment de la nidification. C'est dire que la présence de gibier en terre banale est due autant aux facteurs permanents qu'aux facteurs occasionnels. Mais, lorsqu'une plaine est divisée en un nombre considérable de propriétés, ce qui la rend en fait libre en tout temps, le gibier s'y développe si elle est entourée de réserves naturelles.

Les dix ou douze compagnies de perdreaux dont je parle plus haut, les deux douzaines de lièvres vont subir un rude assaut dès l'ouverture. Un grand nombre de chasseurs, plus de chasseurs que de gibier, les attaqueront dans tous les sens, en ordre dispersé, sans accord préalable, mais formant entre eux une gigantesque battue où tout le terrain est occupé. Les perdreaux peuvent se poser, mais non prendre du repos. Un oiseau levé essuie souvent plusieurs coups de fusil avant d'atteindre une remise et n'a que peu de chances d'y rester tranquille, car il a presque toujours été vu et il est aussitôt attaqué. Quant aux pauvres capucins, il y a peu de coins où ils sont susceptibles de faire leur gîte qui ne soient foulés. L'un d'eux part. Deux coups de fusil n'ont fait qu'accélérer sa fuite. Il n'est pas sauvé pour autant. Il s'agit d'éviter maintenant les autres chasseurs; sur lesquels il va buter et ceux qui, depuis l'aube, occupent un poste à la réputation établie par une longue expérience.

Aussi en quinze jours le vide est fait, et les rares survivants doivent leur salut en fuyant à la moindre alerte ou en se cantonnant dans les réserves naturelles d'où ils ressortiront vers le milieu de l'hiver pour repeupler la plaine.

J'ai expliqué tout cela à Roger et comme, dans la chasse, il apprécie davantage la gastronomie que les récits les plus imagés :

— C'est bien, m'a-t-il dit, tue un lièvre et ma femme en fera un de ces civets qu'elle réussit particulièrement.

Peu de temps après, je chassais en terre banale à la poursuite des tourdres. Froutt ! voilà mon lièvre qui démarre en plein découvert. Je le blesse, je le cherche, mon cocker le retrouve après une heure de poursuite mouvementée.

J'arrive à la maison, je bondis au téléphone :

— Allô ! Roger.

— Allô ! qu'est-ce qu'il y a ?

— Je l'ai tué.

— Qui ?

— Le lièvre.

— Aïe ! Aïe ! Aïe ! ma femme a tout entendu, elle est là, effondrée sur une chaise. Elle me demandait justement quand avait lieu la fermeture de la chasse, dans l'espoir que tu n'aurais pas le temps de le tuer.

J'ai pourtant rarement mangé en aussi agréable compagnie un lièvre aussi délicieusement préparé par une femme charmante aux innombrables qualités.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 12