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Au Cambodge

La chasse aux éléphants

La capture des éléphants est un sport passionnant ... Avoir une ou plusieurs de ces bêtes vivantes exige beaucoup de sûreté d'action, pas mal de moyens et infiniment d'adresse.

Il ne faut pas perdre de vue qu'en Afrique on s'est contenté jusqu'à ces derniers temps de chasser l'éléphant pour sa viande, excellente dans les contrées où l'élevage des bovins n'existe pas, et pour l'ivoire, source d'un commerce très actif, mais que, depuis quelques années, prenant exemple sur l'Asie, on fait des essais de capture en vue du dressage avec des cornacs venus des Indes, où la question est résolue depuis des siècles.

Chacun sait que l'éléphant vit en troupeaux, ayant de vieux mâles comme chefs. C'est un animal méfiant, timide, donc rusé ; il est difficile à prendre vivant.

Dès qu'un troupeau est signalé aux indigènes par les dégâts qu'il commet dans les cultures, la chasse est décidée. Elle consiste à isoler du troupeau rencontré un mâle adulte, ni trop vieux — difficultés de capture et de dressage — ni trop jeune.

Même entraînés, nombreux et à pied, les indigènes ne sauraient prétendre cerner un troupeau de quarante éléphants. Ils ont donc recours aux éléphants dressés. Vous direz qu'il a bien fallu commencer par prendre au moins un éléphant pour commencer la domestication de ce pachyderme ? C’est entendu ! Mais, comme cette capture remonte à fort loin, il est permis de supposer que ce fut au piège qu'on le prit. On peut également admettre que des bêtes blessées au cours de chasses à pied, par des indigènes même isolés, mais habiles, furent soignées, rétablies, puis élevées.

Donc, les hommes réunissent pour la chasse-capture une dizaine de vieux mâles, fort bien dressés, heureux de leur sort, ayant renoncé depuis longtemps à rejoindre un troupeau sauvage qui aurait pu passer à leur portée au cours, par exemple, d'une longue sieste dans une mare boueuse, à proximité du champ ou du chantier où ils travaillent, sans surveillance bien souvent.

Chaque éléphant est monté d'un cornac et d'un aide-cornac, susceptible de le remplacer en cas d'accident.

On part en silence, on se dirige vers la piste que le troupeau sauvage suivra certainement ce jour-là, selon les indications données par des éclaireurs, trappeurs à pied, qui surveillent sa marche.

Lorsqu'ils sont certains de l'approche, ils prennent leurs dispositions de chasse, s'égaillent en ayant soin de ne pas se placer sous le vent, sous forme d'une longue ligne incurvée, dont les ailes sont prêtes à se rabattre pour canaliser la fuite des individus composant le troupeau.

L'action s'engage, le contact est pris ; quelques coups de fusil tirés en l'air, un grand vacarme de bidons vides frappés avec énergie — comme pour le tigre — surprennent le troupeau, l'étonnent, l'alertent, et, comme il n'y a ni morts ni blessés, ce qui le rendrait furieux, il recule dans un désordre pittoresque ... Mais, se heurtant toujours à un barrage d'éléphants menaçants, trompes en l'air et barrissant, les pachydermes traqués sont peu à peu contraints de fuir presque en file indienne, dans la direction imposée par la chasse. Les meilleurs coureurs prennent la tête, les femelles protégeant leurs petits sont obligées de ralentir, quelques jeunes adultes de quinze à vingt ans, timides, hésitent, affolés, ce qui provoquera la perte de quelques-uns.

Le troupeau est peu à peu scindé en tronçons, et les chasseurs, qui resserrent leur étreinte et s'adressent des indications par signaux convenus, parviennent à encercler un ou deux jeunes mâles qu'il va falloir capturer ...

Là commence le travail intéressant.

Toute retraite étant coupée au sujet convoité, celui-ci fonce, barrit, se cabre, pendant que les vieux décochent au récalcitrant de vigoureux coups de trompe chaque fois qu'il s'approche trop près de la barrière vivante. Après quelques heures de cette lutte inégale, le jeune éléphant, harassé, se calme, paraissant un instant renoncer à la lutte dans ce vaste cercle dont il occupe le centre. Alors, un indigène, muni d'un nœud coulant solide, se glisse habilement par derrière et manoeuvre, pendant que deux vieux éléphants s'approchent lentement et aimablement de sa tête ...

Un cri, une jambe de derrière prise dans le nœud coulant, corde ou rotin, dont l'extrémité est solidement amarrée à un tronc d'arbre ou à un pieu par des aides qui suivent la manœuvre, et le plus dur est fait. Le captif, tirant sur sa corde, se dépense en vains efforts, pendant que les « anciens » au service de l'homme s'approchent et le boxent consciencieusement. Véritable passage à tabac, au cours duquel un deuxième membre d'avant ou d'arrière sera, lui aussi, amarré par un câble.

L'éléphant est pris, et c'est lié à quatre solides mâles qu'il est conduit dans un réduit, entouré de solides palanques, préparé longtemps à l'avance.

Au centre du « camp » un gros piquet, où le jeune captif sera soigneusement attaché et abandonné à ses amères réflexions pendant quelques jours. La faim doit le tenailler, la soif aussi.

Alors les indigènes reviennent avec un ou deux éléphants dresseurs et des vivres. Repas généralement suivi de rébellion, provoquant un nouveau passage à tabac, etc. ... Au bout de quelques semaines de cet étalage de force, le captif a compris que toute résistance est inutile, qu'après tout son estomac se trouve assez convenablement garni, et, un beau jour, il consent à suivre (attaché et entravé) son ou ses professeurs ravisseurs.

Avec eux, il ira au pâturage, dans la mare, au travail ; il n'aura, pour un temps assez long, que la simple mission de suivre ses aînés et de méditer, jusqu'au jour où un cornac s'avisera de l'instruire de tout ce que l'on attend de lui. Ce dressage est très long, car l'instinct de liberté est tenace.

Notons qu'un enclos présentant une seule ouverture, avec solide piquet central, étant organisé en un point déterminé, il arrivé aussi que la chasse se donne comme but d'isoler un ou plusieurs sujets intéressants et de les rabattre habilement, ce qui simplifie la manœuvre. Mais il faut pour cela que la « palanque » soit montée dans une région où abondent les pistes coutumières des troupeaux sauvages.

Nous en arrivons à la chasse « à mort ». L'indigène, chasseur-né, aime cette périlleuse partie ; il est imité par bien des chasseurs européens, amateurs de sensations fortes. Pour cela, il suffit de connaître la piste suivie par le troupeau ; d'être armé d'un fusil, sorte de tromblon chargé à bloc de ferraille pour l'indigène, de « brownings » à tir rapide pour l'Européen. On s'embusque en un point judicieusement choisi, en se ménageant surtout une ligne de retraite, la possibilité de grimper avec son arme sur un arbre défiant le siège de quelques mâles devenus furieux, etc. ...

Après, on attend le passage dans le silence ; on choisit avec calme le sujet à abattre, et l'on tire.

L'indigène vise le genou, plutôt bas chez l'éléphant, qui, la rotule en marmelade, ne peut plus suivre le troupeau et se trouve, de ce fait, condamné à mort. Il suffit d'être patient et de ne pas le perdre de vue, car il fera seul des kilomètres.

L'Européen, mieux armé, vise de préférence le petit espace vulnérable au creux du front. S'il fait mouche, la bête tombe, foudroyée.

J'ai connu un chasseur émérite, en Afrique centrale, près de Bandiagarra, qui, parti pour une chasse avec six Blancs, attendit dix jours le moment venu pour attaquer. Ses compagnons, las d'attendre, rejoignirent leurs pistes. Resté seul avec deux Noirs, le calme éclairé de mon ami fut récompensé ; à lui seul, en moins d'une heure, il abattit quatre mâles de grande taille. Authentique, mais rare ! Cet administrateur de province fut félicité par le gouverneur général Ponty pour son exploit cynégétique, mais aussi blâmé d'avoir abandonné son poste près de quinze jours pour satisfaire sa passion.

Défense, peau, chair, pieds, dents, tout est utilisé dans l'éléphant. Les pieds vidés, préparés, ornés d'une garniture d'argent ciselé sur les bords de la section, les ongles vernis comme des agates, sont vendus sous l'étiquette « cache-pots » de grand luxe. Si l'on peut donner à un de ces « cache-pots », comme complément, le squelette même de la tête d'éléphant mesurant plus d'un mètre de haut, on obtient un objet d'art complet et assez rare en dehors de Pnom-Penh ou autre capitale des pays kmehrs (Cambodge, Laos, Siam).

Quand d'aventure une femelle est tuée, et que son petit, de trois à cinq ans, a pu être capturé, ce dernier trouve aisément acquéreur parmi les Européens. Je n'ai jamais connu de compagnons plus doux, plus espiègles, intelligents, amusants et fidèles qu'un jeune éléphant et un ours à miel !

Avec du lait, des bananes ou autres fruits, du miel, on dresse ces animaux avec une rapidité étonnante.

Vous savez que l’éléphant blanc est sacré en Asie. On ne peut le tuer. Pourquoi le blanc ? Sans doute est-ce en raison de sa rareté. L'éléphant blanc n'est qu'un albinos de sa race. Il n'est vraiment pas beau ... Mais ce qui est curieux à voir, c'est l’éléphant blanc sacré, dans son luxueux box, installé au centre d'une riche pagode, en plein milieu de Pnom-Penh. Il est attaché par un pied à un piquet de bois sculpté, par une chaîne d'argent, et c'est sur des plateaux d'argent que ses gardiens lui apportent bananes et autres mets délicats. Ainsi entretenu, il est gras et dodu, mais s'il pouvait dire ce qu'il pense de cette cage dorée et de cette inaction, ainsi que de la bêtise humaine, vous assisteriez à un joli cours de philosophie animale !

L'éléphant soldat.

— J'aurais encore bien des choses à dire sur l'éléphant ... Je passe sur son utilisation fort connue dans les exploitations agricoles et forestières, où il pousse, porte, traîne, par tous les terrains : secs, humides, fangeux, broussailleux, et particulièrement dans ceux où la charrette ne saurait être utilisée.

Je préfère, avant de clore ce chapitre, évoquer les Indes anglaises, où l'éléphant a été employé avec une méthode et une science éprouvées par l'armée.

C'est assurément le corps militaire britannique, depuis longtemps spécialisé, qui a fait faire à l'utilisation pratique des éléphants les plus grands progrès.

À l'organisation et à la construction des casernes et des camps, à leur entretien, à leur garde, à l'entraînement méthodique aux longues marches, avec des fardeaux dont le maximum a été soigneusement déterminé, à la nourriture de ces animaux délicats, à leur utilisation au combat comme artilleurs (artillerie montée, comme chez nous l'artillerie alpine), à leur entraînement à demeurer calmes dans le bruit infernal des combats, des officiers spécialisés ont consacré au cours des années leur connaissance psychologique approfondie de l'éléphant et ont merveilleusement réussi. Leurs méthodes serviront toujours de modèle au monde entier, aux civils comme aux militaires.

Et n'allez pas dire à un officier de l’Elephants Corps britannique que l'éléphant est dépourvu d'intelligence et n'a que de la mémoire et de l'instinct ! Il aura vite fait de vous prouver « de visu » que vous avez tort, alors qu'il serait difficile à un officier de cavalerie français de le justifier pour sa monture.

En effet, l'éléphant, comme tous les simples, a conscience du juste et de l'injuste.

Chaque matin, dans les casernes, à une heure fixe, on distribue aux éléphants militaires, alignés dans la cour, une douzaine de pains de munition que des camarades ravitailleurs apportent dans d'énormes chars. Essayez de ne mettre en tas que dix pains au lieu de douze devant un des éléphants, et vous verrez que ceux qui ont leur compte enlèvent placidement leur ration, tandis que celui qui a été délaissé attendra qu'elle soit complétée. Et si son cornac, qui a pu ne pas se rendre compte de ce « moins perçu », le moleste pour le faire partir, vous verrez la fureur de l'éléphant !

Il ne quittera la place qu'avec douze pains, malgré toutes les menaces. Sans nul doute, il a appris à compter !

Quotidiennement, corvée d'eau. Il faut emplir les « bailles » alignées à l'ombre, dans la cour, auprès des bâtiments en bois, pour parer aux incendies et assurer la boisson des éléphants. Chacun d'eux sait que, pour remplir un récipient, il faut dix gros bidons de vingt litres chacun. Mettez une cale sous un coté de la baille, la contenance diminue avec la grosseur de la cale. L'éléphant pourvoyeur s’en aperçoit et aura tôt fait d'enlever la cale pour rendre au baril son maximum de capacité.

Les lois de l'équilibre, l'éléphant les connaît admirablement. Il ne lui viendra pas à l'idée, pour transporter une poutre de quinze mètres de long, pesant quatre a cinq cent kilos, d'essayer de la soulever avec ses deux défenses ailleurs qu'en son milieu ; peu ou pas de tâtonnements.

Enfin, l'éléphant est plaisantin ; il est farceur, il sait jouer des tours à ses camarades.

Un pachyderme fautif est puni de corvée de quartier ... Un lourd boulet est attaché à sa jambe de derrière par une pesante chaîne, et il a à sa disposition, tout comme un « bleu » de deuxième classe, une brouette, un balai et une pelle, pour ramasser surtout les fientes de ses camarades. Triste situation pour lui ! Car tous ses congénères, en traversant la cour, se moqueront de lui : un coup de trompe administré comme une insulte, le balai ou la pelle enlevé et lancé au loin, la brouette chargée chavirée ... le travail à recommencer !

Et notre puni, penaud, jure bien en lui-même qu'on ne l'y reprendra plus. Leçon de discipline doublement administrée !

Souvenirs du commandant Paul H... Recueillis par

Louis SMESTERS.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 12