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Les contes du Tchad

Aïni

Au Jardin des Plantes à Paris, 15 novembre, sept heures du matin.

Nuages bas et sinistres. Un aigre vent chasse des rafales de pluie vaporisée. Devant le bassin rond où grelottent de chétifs papyrus, un homme est assis sur un banc, les coudes aux genoux, le front dans ses mains, courbé en avant, tassé sous un imperméable ruisselant. À ses pieds, une panthère couchée, de la taille d'un énorme dogue, se lèche les pattes.

Devant les yeux fermés de l'homme glissait un film de souvenirs. Abéché ... Ce bruyant repas chez les lieutenants ... dans la nuit chaude, ces chorales pyrénéennes. Se canto, que canto ! Canto pas par you. Canto per ma mio. Et la clameur joyeuse : « Où est-elle ? Taër, apporte Aïni ! » Entrée triomphale, au cou du grand Noir, de la poupée vivante, combien jolie ! On se la versait dans les bras tendus, un peu … grimaçante, mais souple et chaude comme une guerba de velours.

Suivit une éducation soignée. « On n'allait pas vous servir un poulet tous les jours ! Ah mais non ! Il faut gagner son pain, ma petite ! » Dans le soir lumineux, avec la vieille auto, à la 5,5, on allait quérir une pintade, une canepetière, un lièvre de brousse ... ou, faute de mieux, un chacal ... En quelques bonds, l'enfant les rattrapait et leur fracassait la nuque.

Elle avait bientôt appris les noms de boys : Taër, le Haoussa, qui régnait sur la cuisine ; le doux Khamiss, Arabe hadjeraï ; et. André, grand gosse Sara, quinze ans et six pieds de haut. Vinrent ensuite des noms de gibier : en flairant une pièce, elle entendait répéter les mots : canard, outarde, hamraye, et sur une piste fraîche : soum, plus facile à retenir que cynhyène ; hallouf, pour phacochère, doûd, pour lion.

Deux ans plus tard, il fallut bien rentrer ! Que faire du magnifique léopard ? Gérard le donna au Jardin des Plantes.

Suivait le film des aventures coloniales : bousculades des ports, traversées monotones, bagages perdus, boys voleurs, mutations injustes ... Indochine ... Madagascar ...pour aboutir à quoi ? À la retraite !

« Retraité, c'est-à-dire : fini ! Et seul au monde ... Deux ans que ma femme est morte ... et mon fils. Ah ! mon fils ! Il n'écrit jamais et, quand il passe, il me parle à peine ... Je lui aurais tout pardonné, sauf ça. Sans cœur ! Pauvre petit ... Mektoub ! C'était écrit. Hé bien ! Aïni, as-tu fini de te faire les ongles ? Faut rentrer, ma vieille ! Près de huit heures ! L'heure, c'est l'heure. »

Inconsciemment il ajouta : « Va voir Taër ; va chercher Khamiss. » D'un bond, l'énorme fauve était debout et, lui posant ses lourdes pattes sur les épaules, lui frôlant le visage de son mufle, l'interrogeait anxieusement de toute la puissance hypnotisante de ses yeux verts : « Quand ça ? Où ? » Il s'effraya de cette réaction passionnée. Il ne faut jamais tromper un animal. Il répétait doucement : « Taér mâfi ... Loin, trop loin. »

*
* *

Le gardien des fauves semblait gêné, mais sympathique.

— Un malheur, commandant !

— Oh ! pas pour moi : déjà tout perdu !

— Tant mieux. Nous, on ferme. Pas la peine de venir demain.

— Alors, la grève ?

— Pas cette fois. Mais ces oiseaux-là, ça bouffe ! c'est effrayant, et à quatre cents francs le kilo de cheval enragé, vous vous rendez compte !

— Et vos animaux ?

— Hé bon ! que voulez-vous … Le vétérinaire ... la petite seringue ...

— Et c'est pour quand ?

— Demain matin,

Gérard pivota sur ses talons et s'en fut, assommé. Que faire ? Réclamer Aïni ? Mais comment la nourrir ! Déjà son tabac et son café se métamorphosaient en suppléments furtifs. Ils allaient donc l'empoisonner ! et elle, qui voyait toujours en lui le grand chef, se croirait trahie !

Il stationnait, l'âme en déroute, devant l'enclos des moutons astrakhans. « Seul ici, je ne vivrai pas trois mois ... Ah ! partir ! Là-bas, pour sûr ... Mais comment ? Je n'ai plus le sou. Personne ne m'embaucherait. Trop vieux ! En bateau, comme soutier ? Mais les trois mille kilomètres de route ! En avion ? Mais voudront-ils de mon chat ! Il y a bien Machin ... Chose ... un nom comme Raspoutine ... Au diable ces noms ! Ah ! j'y suis : Julien. Il avait une place à l'Interplanétaire. Mais il y a bien dix ans que je ne l'ai vu. Me reconnaîtrait-il seulement ? Allons toujours : qu'est-ce qu'on risque ? »

*
* *

Vaste hall ; luxe excessif.

— M. le directeur ne reçoit pas.

— Passez-lui ma carte.

— M. le directeur est en conférence.

— Bien. J'attendrai.

Dans un fauteuil de cuir, trop profond, Gérard somnole. Deux mains vigoureuses étreignent sa main. Julien resplendissant de santé, débordant de vie, l'entraîne à son bureau. Explosion de souvenirs.

— Alors, disait Gérard, je n'ai plus de quoi vivre. Il y a vingt ans, j'ai versé trois cent mille Francs en pièces d'or, je te prie ! — legs d'une vieille tante — et aujourd'hui l'État, après avoir fait le jeune homme avec mon or, me sort douze mille francs par an, en papier, alors que tout ouvrier exige quinze mille par mois ! Donc je voudrais retourner au Tchad : au moins là-bas il y a encore des pintades à manger ...

— Entendu. Aucune difficulté, vieil ami.

— Seulement, voilà ! Il y a Aïni !

— Aïe ! Aïni, mon œil ! Très gentil !

— Il me faut l'emmener : c'est son pays !

— Plus compliqué.

— Mais c'est urgent : ils veulent l'empoisonner !

— Qui, ils ?

— L'Administration, parbleu ! et demain matin.

Julien, inquiet, dévisagea son camarade.

— Ne t'en fais pas. Un peu de Xérès ? Toi, je m'en charge. Pour ce qui est de ta poule ....

— Mais ce n'est pas une poule : c'est une panthère !

— Ah bon ! Je vous emmène tous les deux.

— Je me sens terriblement indiscret.

— Ah ! mon vieux, ne parlons pas de ça ! Ton chat vaut bien un ministre ! Nous en avons marre de coltiner tous ces pontes internationaux, le super secrétaire eskimo ou le contrôleur financier de Zanzibar !

Au téléphone :

— Si Lejosne est par là, priez-le de venir.

*
* *

— Je parierais, Lejosne, que tu grilles d'envie d'aller voir Abéché ?

— Et comment, commandant ! Où est-ce ?

— Quelque part entre le Sahara et l'Éthiopie. Environ 7.000 kilomètres. Il faut du jus pour 14.000 et du rabiot. Prend Canopus.

À Gérard :

— Tu vas voir mon beau Canopus. Une merveille ... Docile comme un agneau ... et ça galope ! Départ : midi. Arrivée : six heures. Lejosne, prends ta carabine : il peut y avoir une outarde sur le terrain. Retour vers minuit. Toi, Gérard, je te prends en camion à onze heures, porte du Jardin des Plantes. Ensuite, on passe chez toi. Maximum de bagages : une tonne. Je m'occupe des vivres. Pour ta ... particulière ... cinq kilos de bœuf, est-ce assez ?

Lejosne n'avait pas bronché.

— C'est trop, Julien !

— Pas du tout : il faut l'entraîner. Elle s'étoufferait au premier buffle. La cage est grande ?

— La cage ! Elle en deviendrait folle. Non, mais elle dormira en boule sur le fauteuil auprès du mien.

— Peur des explosions !

— Pas avec moi.

*
* *

Le gardien des fauves, attendri par un profitable pourboire appuyé d'une raison sentimentale : « Allons ! Sa dernière sortie avant le grand voyage ! », ouvrit la grille.

Ils attendirent au pied du vieux cèdre. Son cœur bondissait. Elle se léchait les pattes. Le camion parut. Sans descendre Julien articula :

— Mâtin !

On les présenta : « Ami ... Ami. » Invitée à sauter dans la voiture, la panthère hésitait. Aux mots magiques : « Va voir Taër ! » elle bondit.

À midi juste, Canopus jaillit comme une étoile filante. De si haut, on ne distinguait pas grand'chose. Le tapis bariolé de la France glissait vers l'arrière.

— Té, voilà Marseille ! fit Lejosne.

Puis vinrent des eaux bleues, miroitantes au soleil, Carthage, Tripoli, disait Julien. Le Tibesti se gonfla soudain comme un îlot de basalte crevant les déserts de bronze ... et voici les aiguilles de granit qui enchâssent la steppe d'Abéché.

La vérité oblige à dire qu'Aïni se conduisit fort mal à l'atterrissage et, dans sa jubilation, étrangla un pacifique bélier à queue gonflée de graisse. Dûment payée, la victime fut embarquée pour Orly.

Huit jours plus tard apparaissait Khamiss, non sans efforts, car la panthère passait et repassait affectueusement entre ses jambes.

— Je te croyais boy chez les Durand ?

— Pour partir, moi y en a cassé la belle lampe.

— Quelle amende ?

— Mille francs.

— Les voilà. Combien êtes-vous ?

— Six petits, et mon femme.

— Je vous prends tous, si tu consens : car je vais à Am Guéreda.

— Moi content.

*
* *

Am Guéreda, l' « endroit du singe », est un poste abandonné pour excès de lions. La cour était défendue par une zériba d'épines, large de trois mètres, haute de quatre. La rivière Batha passe à côté, parfois en torrent déchaîné, plus souvent filtrant sous un beau lit de sable large d'une portée de fusil. Sur l'autre rive, une brousse intense, difficilement pénétrable, rassemble tous les épineux du pays : acacias divers, savonniers et, le pire de tous, le jujubier. De très beaux arbres survivant aux flambées annuelles, tamariniers, palmiers doums, harazés, gommiers rouges, dominaient ce matelas d'épines cousu de lianes.

Inaltérables sous la flamme solaire ou la tiédeur des nuits, régnaient le silence et la paix d'Afrique.

Taër, André, alertés par le tam-tam indigène qui retransmet toutes nouvelles, avaient rejoint leur ancien Blanc.

Tous les jours, on partait en chasse, et l'émerveillement d'Aïni croissait sans limites. On s'enfonçait en brousse, pour s'arrêter dans une clairière. On écoutait. L'homme semblait flairer, et même, ô stupeur ! à mauvais vent ! Puis, montrant du bras une direction, il disait à voix basse : « Katambourous, deux ... pas loin. » Or Aïni elle-même ne sentait rien ! Et, dans son cœur fidèle, elle adorait éperdument son maître d'avoir de meilleurs yeux que le vautour Gyps et le flair plus subtil que Fil, le lourd éléphant.

Alors elle escaladait un antique mouraïl et s'allongeait sur une branche horizontale ; ou bien elle se coulait à pattes de velours à travers les herbes dures et jaunes, omoplates saillantes, corps au ras du sol.

Gérard l'entraînait progressivement ; d'abord la petite biche gris-souris, au museau noir ; ensuite les guibs, divers cobs ; on se risqua plus tard sur le bubale et le damalisque, à longue face mélancolique. Puis ce fut le tour de l'antilope à crinière de cheval et des bongos. Mais la spécialité d'Aïni, sa préférence était de casser les reins au phacochère, ce gros souillon qui se gorge de bulbes de liliacées et se vautre dans la vase infecte.

Gérard s'amusait à voir son léopard cultiver son coup favori : happer la nuque dans la tenaille de ses crocs et la secouer furieusement jusqu'à desceller les vertèbres du cou. D'ailleurs le poids de sa chute suffisait d'ordinaire à culbuter sa proie.

La saison torride passa. Les pluies s'établirent, et la Batha dégorgeait un torrent d'eau lourde et souillée. Les huttes du village disparaissaient dans un taillis de tiges de mil, et les toits sous les vastes feuilles des citrouilles. Les hautes herbes, alourdies d'eau, se penchèrent sur les pistes, les sentiers, les cours, les sous-bois, et bloquèrent les hommes.

Enfin reparut l'automne ; les nuages s'évanouirent, et la terre fumante sécha sous le ciel bleu.

Un soir de décembre, vers quatre heures, Gérard sortit pour chasser. André crut avoir entendu un coup de fusil lointain. On attendit en vain, mais parfois il rentrait tard. Vers minuit, les miaulements d'Aïni firent bondir Khamiss et Taër. En déplaçant la lourde porte, ils virent la panthère couchée, perdant ses entrailles. Elle refusa de boire et se leva avec effort. Les boys la suivirent avec des lampes et des sagaies. Au bout d'une heure environ, ils découvraient les cadavres. Le commandant sur le dos, l'épaule droite arrachée, comme une aile de poulet. À côté, gisait un grand lion mort, la nuque broyée : la moelle épinière avait giclé. Aïni s'allongea près de son maître et expira.

Frédéric DE BÉLINAY.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 14