Accueil  > Années 1950  > N°635 Janvier 1950  > Page 25 Tous droits réservés

L'an 2000 et le vélo

Un avion américain a transporté 308 passagers qui, dans l'enthousiasme de leur arrivée, ont grimpé sur les ailes, répondant en cela aux exigences des photographes et, avant la lettre, de la postérité.

Pendant ce temps l'hélicoptère, tout mignon, poursuit sa route du ciel qui tombe droit vers nous ; car cet engin de l'avenir atterrit, tout tranquillement, à la verticale.

Les Pâques futures se passeront dans le ciel. L'automobile, elle-même, risque d'être débordée. Il reste à la gloire du vélo d'avoir engendré le tout.

Notez bien que l'avion actuel — (qu'il soit géant ou miniature, baleine ou sauterelle) — aura « bonne mine » devant la fusée interplanétaire.

*
* *

Voyons comment notre père le vélo se tirera d'affaire.

Certains le voient s'apparentant au cheval et s'extrayant de l'usage commun, d'où sa survivance, uniquement par le vélodrome et les courses de professionnels sur route.

C'est déjà un premier sauvetage ; encore que les courses sur route, au train où elles y vont, finiront par dresser contre elles les pouvoirs publics, les usagers normaux de ladite route et les riverains d'icelle. Passe, en effet, de voir des coureurs ; mais ne passera pas du tout, un jour, de subir l'assaut d'escadrons motorisés dont certains rappellent assez l'invasion, la conquête, l'occupation et l'inquisition.

Nous, qui ne souhaitons pas, on s'en doute, la mort de la course sur route, propagande mouvante du cyclisme, nous rallierons à ceux qui ont charge et devoir de freiner l'extravagance des balanceurs et des faucheurs.

Là n'est pas aujourd'hui la question. Elle consiste à savoir comment le vélo tout simple, tout bête, celui qu'on propulse avec ses muscles, se tirera de l'offensive du moteur.

L'auto perdra, dans quelques lustres, de fervents qui seront devenus des volants ; mais, s'étant transformée elle-même en amphibie, elle se rattrapera avec les amateurs de rivières.

Le vélo, propulsé musculairement (et uniquement cela, j'insiste) a plus à craindre du moteur adjuvant, amovible ou non, dont la tenue et la présentation progressent à pas de géant.

Au demeurant, ce vélo à moteur portera lui-même bientôt des ailes. L'ère de l'aviette s'ouvre. Nous ne sommes plus loin d'entrer dans nos maisons par les toits, devenus terrasses d'atterrissage, qui par aviette, qui par avionnette.

Gabriel Poulain, le seul qui vola sans moteur, à bicyclette et par ses propres moyens pendant plus de 10 mètres, pourrait, utilement, se remettre au travail, concurremment avec un fabricant de moteur miniature.

Ce qui libérerait d'autant la route.

*
* *

Pour me résumer, j'estime que, dans cinquante ans — ou avant — celui qui entendra rester sur terre, sans pétarader, sera le plus heureux des humains ...

Il est à présumer qu'on n'y rencontrera que le cycliste pur, vrai, sincère, c'est-à-dire le cycliste pédaleur qui n'aura pas voulu d'un moteur ni d'une paire d'ailerons ... et le piéton qui aura refusé de se coiffer d'une hélice et de se vêtir d'un moteur ...

Tous deux seront sans doute un peu désuets sous un monde qui s'entrecroisera, s'entrechoquera et, vraisemblablement, s'étripera, dans le ciel ...

*
* *

Enfin la vie sera redevenue belle ...

Les courses sur route auront retrouvé leur signification. Elles ne seront plus des numéros acrobatiques au milieu de mastodontes bruyants, car les officiels, eux-mêmes, jugeront les coureurs du haut des nimbus.

Les organisateurs de courses sur piste, dans ce laps de temps, auront compris que le pari mutuel (qui fait déjà florès sur les vélodromes danois) appliqué aux hommes peut rapporter à l'État et au sport autant que s'il est appliqué aux chevaux.

Les cyclotouristes se la couleront douce au long de l'immense réseau routier français, orgueil jusqu'à ce jour de notre pays. Tout au plus pourra-t-on craindre que les Ponts et Chaussées, n'ayant plus les mêmes crédits pour l'entretenir, le laissent retourner à ses origines ...

Le charme n'en sera pas rompu pour autant, car l'usure en sera aussi moins accentuée.

*
* *

Finis les convois routiers qui sont pour nous, cyclistes, vils serfs, une féodalité d'ailleurs malodorante !

Finis les cars orgueilleux auxquels la largeur de la route est insuffisante et qui ne sauront jamais monter la Forclaz sans reculer dans les virages !

Finis les bolides, dont les conducteurs ivres, fous, inconscients de toute façon, se croient des as du macaron. Ceux-là s'essaieront au manche à balai.

Tout cela volera ...

... et dégringolera de temps à autre.

Bah !

Oui, évidemment, dessous, il y aura nos têtes ... et c'est bien l'ennui ; mais on aura certainement trouvé, d'ici là, des mécanismes dits de sécurité qui réduiront les chutes.

Tout volera ...

... sauf nous, cyclistes purs, vrais ...

... sauf, aussi, le tracteur agricole, la motoculture ; car je ne sais si le labour, l'ensemencement et la moisson pourront s'exprimer autrement que sur la terre nourricière ...

Les beaux jours, pour la bicyclette, commencent.

René CHESAL.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 25