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L'exploit de Paillard

Il y a un an environ, je contais aux lecteurs du Chasseur Français l'exploit de Claverie qui venait de couvrir derrière moto à coupe-vent, sur la route Bordeaux-Bayonne, 82km,300 dans l'heure.

Depuis, ce record avait été battu par Meiffret, qui l'avait porté à 87km,916. Il vient d'être encore battu par Paillard, avec 96km,480.

A vrai dire, cela peut continuer, car le problème est celui-ci : réaliser l'aspiration du coureur par la moto d'entraînement, mais sans dépasser le point où cette aspiration, cette succion, gêne le coureur en le rendant moins maître de sa machine. Est-ce à dire que ledit coureur n'est plus qu'un jouet des forces aérodynamiques et que le problème est une sorte d'équation comportant trois termes : puissance du vent, puissance d'aspiration, équilibre ? Nullement. Je m'empresse de vous dire qu'à la vitesse de pointe (118 kilomètres) réalisée par Paillard, il tournait les jambes aussi vite, malgré son gigantesque plateau de pédalier, qui lui donnait 13 mètres de développement, qu'un cyclotouriste roulant à 30 à l'heure sur 3 mètres par tour de manivelle. Essayez de rouler à 30 à l'heure sur 3 mètres et vous m'en direz des nouvelles !

Mais alors, objecterez-vous, pourquoi Paillard n'a-t-il pas utilisé un développement encore plus grand ? Je vous répondrai qu'avec ses 13 mètres il lui a fallu 3 kilomètres pour être en pleine action. Vous pensez bien, d'ailleurs, que les Claverie, Meiffret, Paillard savent ce qu'ils font et que leur développement optimum est étudié à 30 centimètres près.

Paillard est âgé de quarante-cinq ans (ou quarante-trois). C'est un ancien très grand champion qui ne se livre plus à la compétition. Son record de l'heure derrière coupe-vent est une fantaisie de risque-tout, de tête brûlée. Il a du foin dans ses bottes (pas dans ses souliers de cycliste !) ; dirigeant en Bretagne une importante maison de confection pour dames, il fait cela par amour du sport et du sport dangereux. Certes, la route Bordeaux-Bayonne est faite pour la vitesse, mieux qu'aucune autre. Là où si longtemps sévirent d'épouvantables pavés qui cahotèrent le coupé de Napoléon et peut-être bien le carrosse de Louis XIV se rendant à Saint-Jean-de-Luz, règne aujourd'hui la bande de goudron national qui fait de cette route une piste admirable. Pourtant, de Belin à Labenne, on trouve quelques embûches (virages en S et passages à niveau au nombre de neuf ; cela m'étonne, mais je cite) et la vitesse de l'entraîneur dut être ramenée parfois à 45 à l'heure. C'est dire que Paillard ne roula pas constamment à 96, loin de là ; un certain kilomètre fut couvert à 138 et les 11 derniers en six minutes.

Il est donc prouvé qu'un homme monté sur un vélo de course peut garder sa direction rigoureusement rectiligne à une vitesse qui égale celle de nos autorails les plus rapides. Plus nettement, disons qu'un vélo de course à boyaux peut rouler, monté, à une vitesse qui permettrait de joindre Paris à Bordeaux en moins de cinq heures.

La veille de l'exploit, Paillard, se sentant trop aspiré, avait fait réduire de 15 centimètres les dimensions du pare-vent de la moto de 40 CV qui l'entraînait. Alors il s'était senti en difficulté et avait fait rétablir le pare-vent à ses dimensions précédentes. Il avait reculé sa selle, modifié certains détails et, chose curieuse, adopté la roue libre pour pouvoir ralentir au frein.

La tentative fut remise au lendemain et couronnée d'un plein succès. Le service d'ordre était impeccable. En pareil cas, tout le monde se félicite qu'il n'y ait pas eu d'accidents nombreux et mortels comme d'un heureux hasard, car au fond tout cela est du domaine du calcul et de l'acrobatie, même pour le « supplicié » que son triomphe rendit justement exultant et qui se rattrapa de sa simple « fatigue » par une série de vins d'honneur — sacré Paillard ! — et sans doute discours à l'appui. Pauvre Paillard !

Après quoi il promit de ne plus jamais recommencer de telles tentatives, où il joua sa vie et celle des autres. Mais déjà il étudiait des parcours encore plus favorables à de tels exploits. Était-ce pour d'autres ? Applaudissons, que diable ! et regrettons encore une fois qu'aucun cinéma, parlant, sonore, en couleurs, en relief ..., etc., etc., ne puisse nous mettre dans la peau de Paillard et nous faire vivre ses impressions quand il roule à 138 kilomètres à l'heure, à raison de trois tours : de manivelle par seconde ! c'est-à-dire au triple de notre bonne cadence normale de cyclo promeneurs ... non rampants.

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 25