A marche tombe en désuétude. C'est l'effet évident des
engins mécaniques de transport que le progrès met de plus en plus abondamment à
notre disposition. Jadis, seul le cheval aidait l'homme à se déplacer ; le
chemin de fer ne lui facilita que certains longs parcours qui lui laissaient la
tâche de se rendre à la gare, parfois éloignée. Aujourd'hui, l'auto,
particulière ou publique, lui assure même ses allées et venues quotidiennes.
Il y a beaucoup de gens qui ne font pas 500 mètres à pied
par jour. Cela présente des inconvénients. Ne servant plus à rien, les jambes
dégénèrent et s'atrophient. La diminution manifeste de la taille moyenne chez
les peuples civilisés — motorisés peut-on dire — porte sur le raccourcissement
des membres inférieurs, qui, au lieu de représenter la moitié de la taille
totale, en sont maintenant au-dessous, de 5, 8 et jusqu'à 12 centimètres. Cette
dysharmonie corporelle est particulièrement fréquente chez les femmes, qui
marchent encore moins que les hommes ; mais ceux-ci en sont aussi très
souvent atteints.
En outre, l'abstention de la marche supprime un exercice
physique qui, bon gré, mal gré, assurait à l'organisme une grande part des
utiles effets de l'activité corporelle. La paresse fait que la plupart des hommes
ne se résignent à l'exercice que contraints parla nécessité. N'étant plus
obligés de marcher, ils réduisent presque à rien le fonctionnement de leurs
muscles, ce qui réduit parallèlement celui de leurs poumons, de leur cœur, de
presque tous leurs organes ; cette erreur aboutit nécessairement au manque
de force et au peu de résistance à la fatigue.
On peut mesurer cette décadence en comparant les marches de
30 à 40 kilomètres par jour, avec armes et bagages, qu'effectuèrent sans se
fatiguer non seulement les soldats romains, mais ceux de Napoléon et même ceux
du second Empire, et ce que font et peuvent faire les armées modernes
entraînées pourtant, à ce qu'on dit, aux sports violents et aux exercices
périlleux.
Cette valeur, qu'on pourrait appeler locomotrice, des
anciens soldats n'était pas due uniquement à l'entraînement militaire qu'on
leur faisait subir. C'est habitués aux longues marches qu'ils arrivaient au
régiment : il n'était paysan qui ne fît fréquemment 20 à 30 kilomètres
pour se rendre aux marchés ou à la ville voisine ; il n'était citadin qui
n'en fît de 4 à 8 par jour pour aller à ses affaires ou baguenauder dans sa
ville. Toutes ces occasions forcées de déambuler leur sont maintenant
épargnées. Mais il leur faudrait revenir à la marche par raison de santé, la
considérer comme un exercice nécessaire de culture physique, la pratiquer
délibérément « pour se faire du bien ».
On admet volontiers que la marche est le plus naturel des
exercices. Cependant, en éducation physique, alors qu'on fait la part belle à
beaucoup d'exercices dits naturels, comme le grimper à la corde, la quadrupédie
et la reptation, on ne s'occupe guère de la marche normale, de son enseignement
et de sa pratique. Je crois même qu'en entraînement militaire ,on ne s'inquiète
plus de sa technique, alors que jadis elle a suscité, surtout parmi les
officiers d'infanterie, beaucoup d'études et d'expériences du plus haut
intérêt.
Pour naturelle qu'elle soit, la marche est un exercice
difficile qui ne s'accomplit que par la coordination de très nombreuses
contractions musculaires, qui ont pour but d'assurer à la fois l'équilibre et
la progression.
Dressé verticalement sur ses deux pieds, qui ne lui
construisent qu'une « base de sustentation » très petite par rapport
à sa taille et à son poids, l'homme, lorsqu'il se tient debout et lorsqu'il
marche, s'équilibre bien plus malaisément que les quadrupèdes.
Aussi l'homme, au contraire des autres animaux, doit-il
apprendre à marcher, et il y met quelque temps. L'enfant le fait par instinct
et par imitation des grandes personnes. Il se met debout, en équilibre bien
instable, vers un an ; à deux, il fait ses premiers pas incertains et mal
coordonnés ; il a tendance à courir pour rattraper son équilibre, qui lui
échappe, et il se réfugie volontiers dans la « progression à quatre pattes »,
quand il se fatigue trop à trottiner.
Cette éducation spontanée, instinctive, aboutit rarement à
une marche correcte. Il est probable que, jadis, la pratique forcée de la
marche obligeait enfants et jeunes gens à acquérir une « technique »
convenable, à pratiquer une marche de bon rendement. Mais les enfants
d'aujourd'hui, portés dans les bras, roulés en voiture, transportés en auto,
montés en ascenseur, ne marchent plus assez pour se perfectionner, par
expérience personnelle, dans cet exercice compliqué. Il s'ensuit qu'à dix ans
ils marchent encore sans précision ni fermeté, traînant les pieds et vacillant
des genoux. Aussi auront-ils répugnance à marcher, et ne marcheront guère, leur
vie durant.
Comme nous l'avons dit, ce sont surtout les femmes qui
prendront une horreur obstinée de cet exercice, sans se rendre compte que pieds
tournés et plats, chevilles épaisses, cellulites, varices et oedèmes sont les
conséquences fatales de cette inutilisation de leurs jambes.
L'éducation de la marche devrait faire partie de l'éducation
physique des enfants et jeunes gens. C'est commencer par la fin que les initier
à des sports que l'on ne peut pratiquer efficacement que si l'on est assez
robuste et alerte. N'est-il pas illogique d'apprendre à courir et à sauter
alors que l'on ne sait pas marcher ?
Alors que les exercices sportifs ne sont pratiqués que par
intermittences et pendant la jeunesse, la marche peut devenir un exercice de
tous les jours et que l'on peut pratiquer avec goût et profit jusqu'à l'âge le
plus avancé. Il ne s'agit que d'apprendre à marcher correctement, ce qui est marcher
facilement et élégamment, puis de s'habituer à des promenades pédestres sur
d'assez bonnes distances. On y prendra plaisir, comme à tout ce qu'on fait
bien, et, par ce moyen si simple, on se trouve défendu, jusqu'à la fin de ses
jours, contre les déplorables effets de la sédentarité et de l'inaction
corporelle.
Dr RUFFIER.
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