— Olhà, Frances ! Voce sera muito esperto se montar
esse cavalo ! (Holà ! Français, bien malin si vous montez ce
cheval !)
Ainsi m'interpella un Brésilien de mes amis, en arrêtant
brusquement son cheval devant ma casa.
— Magnifique cheval ! m'exclamai-je, après nous
être congratulés par de mutuelles tapes amicales dans le dos, comme c'est
l'usage au Brésil.
» Jolie bête, insistai-je, en détaillant avec plus
d'attention l'animal qui piaffait d'impatience, mais pourquoi ne le
monterais-je pas ?
— Eh bien ! reprit mon ami, je vous sais bon
cavalier : essayez-le !
Depuis que j'avais mis fin à ma vie errante à travers la
campagne brésilienne, pour subsister, j'étais entré au Service topographique de
« l'Açude » de Quixada, situé dans la province de Cearà (Brésil), où
le gouvernement brésilien avait entrepris la construction d'un immense barrage
destiné à la création d'un réservoir dont les eaux serviraient à irriguer les
plaines avoisinantes désolées par des sécheresses périodiques.
Au milieu de ces plaines brûlées par le soleil, desséchées
par le vent, je m'ennuyais. Ce fut donc avec enthousiasme et entrain que
j'enfourchai le cheval, qui m'apportait une diversion attendue depuis de longs
jours.
Aussitôt que je fus en selle, ma monture prit le galop. Je
sentais bien qu'elle se rebellait de se sentir commandée par un nouveau maître,
mais, désirant maintenir ma réputation d'excellent cavalier, je laissai la bête
filer à son gré, malgré toutes les fantaisies qu'elle exécutait pour se
débarrasser de ma personne, s'ébrouant, se cabrant de dangereuse façon. Ne
parvenant plus à modérer son allure, je résolus de lui faire grimper un sentier
qui aboutissait sur la plate-forme du barrage, pensant la fatiguer, calmer son
ardeur et abattre sa fougue, qui devenait dangereuse pour ma stabilité.
Ma tactique s'avéra fausse et n'eut pas le don de lui
plaire. C'est dans un galop furieux que mon cheval escalada le raidillon ;
de toutes mes forces, je cherchai à le maîtriser ... Trop tard !
comme un démon furieux, il escalada les derniers mètres et, dans un suprême
effort, parvint sur la plate-forme cimentée. Là, effrayé d'apercevoir devant
lui le gouffre seulement à quelques mètres, il raidit les jambes et glissa sur
le ciment lisse, ne s'arrêtant qu'à quelques centimètres au bord du précipice,
au fond duquel s'étalaient les eaux du réservoir ...
Un frisson me parcourut l'épine dorsale. L'animal s'était
figé, la tête haute, comme voulant éloigner la vision du gouffre béant qui
s'ouvrait devant lui, ses naseaux palpitaient, son corps, couvert d'écume,
tremblait, frémissant d'épouvante. Quant à moi, laissant de côté ma réputation
de cavalier, j'en profitai pour mettre pied à terre et reconduire mon fougueux
coursier à son propriétaire en lui déclarant que c'était un excellent cheval,
mais encore trop fantaisiste !
Le Brésilien riait en me voyant ramener piteusement son
cheval par la bride. Sa gaîté se changea en stupeur quand je lui eus conté ma
mésaventure. Il s'exclama :
— Diabo ! Si mon cheval s'était tué dans
cet accident, vous n'auriez plus compté parmi mes amis !
— Oh ! fis-je, vous n'auriez pas eu cette peine,
car nous aurions fait tous les deux une chute de plus de vingt mètres dans le
vide.
— C'est vrai, reprit-il, vous seriez morts tous les
deux et j'en aurais été très peiné, ajouta-t-il, car j'ai dressé ce cheval pour
aller derumbar bois à ma fazenda du Sertao et je venais vous chercher
pour que vous puissiez apprécier mes prouesses et celles de mes vaqueiros.
— J'accepte avec joie, m'écriai-je, car, si j'ai déjà
entendu les récits merveilleux de ce qu'accomplissent les vaqueiros du Sertao,
en poursuivant des bœufs vivant à l'état sauvage, je n'ai pu encore assister à
leurs magnifiques exploits.
— Eh bien, allons ! insista-t-il.
J'allai seller mon cheval Gabirou et nous partîmes pour la
fazenda de mon ami, distante de quelques lieues seulement.
Chemin faisant, nous apercevions à travers la plaine des
cavaliers revêtus d'habits faits de peaux de bœufs rougies par le tanin,
coiffés de larges chapeaux rigides maintenus par une solide jugulaire, leurs
pieds nus recouverts de ce cuir rouge qui les faisait apparaître, sous le
soleil ardent, comme des guerriers bardés d'une armure que la fantaisie locale
aurait peinturlurée de vermillon éclatant.
Surpris de voir des cavaliers encombrés d'aussi étranges
costumes sous un soleil de plomb, j'en demandai la raison à mon ami.
— Ce sont, m'expliqua-t-il, les vaqueiros de la fazenda
chargés de poursuivre les bœuf qui vivent en complète liberté dans la plaine et
de les capturer en les culbutant dans une course de vitesse et à la force du
poignet.
— Sans le concours du lasso, comme le font les gauchos
de la pampa ? m'étonnai-je.
— Bien sûr ! et seulement en leur tirant la queue !
me dit-il en riant.
Je crus à une galéjade et n'insistai pas.
— Allons déjeuner, reprit mon compagnon, après quoi
vous pourrez juger de la virtuosité de nos cavaliers du Sertao.
Après un copieux repas, mon ami revêtit, lui aussi, son
habit de cuir et m'entraîna vers la plaine où des vaches, des taureaux et des
bœufs s'enfuyaient à notre approche. Il choisit l'un d'eux et, comme un fauve
qui guette sa proie, ramassé sur lui-même, penché en avant, à peine appuyé sur
les étriers, il se précipita dans une course folle et entreprit une poursuite,
cherchant à rejoindre l'animal et à le gagner de vitesse.
En quelques minutes, il fut près du fugitif ; pendant
quelques secondes, il continua à galoper à ses côtés comme voulant le dépasser,
puis, soudain, lui saisissant la queue et en enroulant le bout à son poignet,
d'une brusque secousse il jeta l'animal à terre, tandis que le cheval, bien dressé,
s'arrêtait. Le cavalier sauta à terre et, d'un mouvement rapide comme l'éclair,
arracha de l'arçon de sa selle un masque de cuir rigide qu'il plaqua sur les
yeux du bœuf, avant que celui-ci ait pu se relever.
— Bravo ! m'écriai-je, enthousiasmé par cette
prouesse qui dénotait chez le cavalier une adresse et une agilité sans égales.
Bravo ! ...
Des vaqueiros étaient venus se joindre à nous et l'un d'eux
entreprit de poursuivre à son tour un magnifique taureau, lequel, afin de se
soustraire à l'épreuve qui l'attendait, se réfugia dans l'un des nombreux
boqueteaux qui parsemaient la plaine.
Quelle ne fut pas ma surprise en voyant le cavalier couché
sur sa monture y pénétrer à son tour et continuer à poursuivre le fugitif !
Nous contournâmes l'îlot d'arbres rachitiques et arrivâmes
juste à temps pour voir le cavalier en sortir et s'élancer à la poursuite du
taureau qui l'avait distancé pour l'atteindre presque aussitôt et le culbuter
de la même façon magistrale.
Je compris alors que, pour traverser ces bois, il était de
toute nécessité d'être revêtu d'habits de cuir, qui permettent de résister au
fouillis de branches rigides et souvent épineuses.
— Et maintenant, s'exclama mon ami en se dressant sur
ses étriers, et en nous désignant de sa cravache un troupeau de bœufs qui
passaient au bout de la plaine : à chacun sa bête !
La petite troupe de vaqueiros prit le galop. Prudemment, je
restai en arrière ... Mon ami s'en aperçut et me tendit un masque de cuir
en me criant :
— Choisissez votre bête et faites voir à ces cavaliers
que les « marinheiros » (1) savent, eux aussi, tortiller la queue
d'un bœuf !
Et comme je lui manifestais mon appréhension de ne pouvoir
égaler leur virtuosité :
— Mais non, mais non, voyons ! Enroulez bien la
queue rigide de l'animal autour de votre poignet et tirez à vous d'un coup sec.
N'oubliez pas que la vitesse de votre cheval et la rapidité de vos mouvements,
plus que la force, faciliteront la chute de la bête. Tenez ! ajouta-t-il,
choisissez cette génisse qui s'est écartée du troupeau.
En s'éloignant, il eut encore le temps de me crier :
— Ne lâchez pas la queue surtout, et aussitôt un petit
coup sec !
Les cavaliers poursuivaient dans une course folle les bêtes
qui s'étaient débandées à travers la plaine. Facilement, je rejoignis celle que
m'avait indiquée mon ami et m'étonnai de pouvoir lui attraper la queue en me
rapprochant assez d'elle pour l'enrouler autour de mon poignet. Une lueur de
victoire effleura mon cerveau en pensant à l’ovation qu'allaient me faire mon
ami et les vaqueiros passionnés de ce genre de sport.
Mais, alors que je voulus « donner le petit coup sec »,
ce fut la bête qui, d'un brusque écart, me désarçonna, me faisant cruellement
mordre la poussière. Je restai étourdi quelques instants sur le sol et, quand
j'eus repris mes sens, j'aperçus mon ami et ses compagnons qui revenaient en
poussant chacun devant soi un bœuf masqué.
Honteux, je me relevai, cherchant des yeux mon cheval que
l'un d'eux me ramenait et, quand je fus de nouveau en selle, tous poussèrent
des hourras, agitant au bout de leurs bras leurs larges chapeaux de cuir pour
saluer mon courage d'avoir voulu imiter la plus grande acrobatie des cavaliers
du Brésil.
Paul COUDUN.
(1) Nom que les indigènes donnent aux étrangers venant
d’au-delà des mers.
|