Un érudit du siècle dernier, traitant de l'histoire
culinaire, écrivait, non sans humour, les lignes suivantes : « La
conquête du Mexique et celle du chocolat sont dues à Fernand Cortez, double
titre de gloire, dont le premier fût le plus périssable, car l'Espagne a perdu
le Mexique, tandis que le chocolat constitue encore aujourd'hui une branche
productive de son commerce. »
Le cacao était autrefois considéré par les Mexicains comme
une monnaie étalon ; longtemps les fèves de cet arbre remplacèrent le
billon et, comme le note fort justement l'historien cité plus haut, « elles
avaient même sur les métaux cet avantage que rien n'empêchait de les consommer
quand elles étaient restées assez longtemps en circulation ».
Le chocolat fut sans doute introduit en France vers 1615 et,
au début du moins, considéré quelque temps comme un médicament. La première
personne qui en fit usage fut, dit la légende, Alphonse du Plessis, archevêque
de Lyon, le propre frère du célèbre cardinal de Richelieu. Ce prélat s'en
servit pour soigner sa rate ! Il est probable que la reine, en bonne
Castillane, fit aussi quelque propagande en faveur de ce produit si estimé dans
son pays.
C'est en 1659 que le Roi Soleil accorda à un certain Chaliou
le monopole de la vente du chocolat, « en liqueur, en pastille ou en boîte »,
dans le royaume. Cet honorable commerçant s'établit alors près de la Croix du Trahoir,
à l'angle des rues Saint-Honoré et de l'Arbre-Sec ; il y était encore en
1692.
La province toutefois ne connut pas tout de suite la boisson
à la mode. Mme de Sévigné, en 1671, est désolée à la pensée que sa
chère fille, partie pour Lyon, n'y trouvera point de chocolatière.
Ce furent les médecins qui, par leurs écrits, leurs thèses,
leurs consultations, firent la plus active publicité pour « lancer »
cet aliment. Cet engouement d'ailleurs connut plusieurs éclipses, dont la
correspondance de la marquise de Sévigné — qui devait, par la suite, être la
marraine d'une marque fameuse — nous donne de précieux détails. La belle épistolière
était sujette à des alternatives d'admiration et de dénigrement. C'est ainsi
qu'elle écrit, en avril 1671 : « Le chocolat n'est plus avec moi
comme il étoit ; la mode m'a entraînée, comme elle fait toujours. Tous
ceux qui m'en disoient du bien m'en disent du mal ; on le maudit, on
l'accuse de tous les maux qu'on a ; il est la source des vapeurs et des
palpitations, il vous flatte pour un temps, et puis vous allume tout d'un coup
une fièvre continue, qui vous conduit à la mort ... Au nom de Dieu, ne
vous engagez point à le soutenir ; songez que ce n'est plus la mode du bel
air. » Voilà dont le grand mot lâché ! Le bon ton étant de crier haro
sur cette boisson, il faut l'abandonner. En France, le snobisme a toujours été,
hélas, le guide des caillettes, dont Mme de Grignan paraît avoir été
un type accompli.
Mme de Sévigné met sur le compte du cacao une
foule d'accidents souvent étranges. Avec le plus grand sérieux, elle mande
cette étonnante nouvelle : « La marquise de Coëtlogon prit tant de
chocolat, étant grosse l'année passée, qu'elle accoucha d'un petit garçon noir
comme le diable, qui mourut. » Peut-être s'agit-il là d'une explication
ingénieuse destinée à rassurer l'excellent marquis, de Coëtlogon sur une
paternité, à première vue, assez douteuse ?
La fabrication du chocolat était alors assez primitive. Au XVIIe
siècle, on commençait par faire griller le cacao dans une bassine, puis, en le
pilant dans un mortier, on le réduisait en pâte ; cela fait, on mêlait à
cette dernière, du sucre pulvérisé et, enfin, les parfums les plus en vogue :
vanille, cannelle, ambre et musc. Il ne pouvait guère se conserver plus de
trois mois, passé ce temps il se couvrait de petits vers ; on
l'enveloppait, comme de nos jours, dans du papier.
Dans les colonies françaises de l'Amérique, la préparation
était différente. On avait des pains de cacao dégraissé que l'on réduisait
soi-même en une poudre très fine, à laquelle on ajoutait du sucre. On délayait
le mélange avec un œuf frais, et, lorsque le tout avait acquis la consistance
du miel, on versait l'eau ou le lait bouillant. À la Martinique, l'œuf était
d'abord mélangé avec du vin de Madère.
« La Martinique, écrit A. Franklin, fut la première de
nos colonies où fut cultivé le cacao. Les plants étaient dissimulés aux étrangers
et « cachés comme un trésor » ... » En 1778, la Martinique
possédait 1.430.020 pieds de cacao, et en 1775 elle avait envoyé en France
865.663 livres de cacao, qui furent vendues 605.964 livres 12 sols.
C'est Bertrand Rogeron, le véritable créateur de notre
colonie de Saint-Domingue, qui y introduisit, en l'an de grâce 1665 ou environ,
quelques cacaotiers qui, se multipliant, constituèrent vite une source de
richesse fort appréciable pour les habitants. Au milieu du XVIIe
siècle, Saint-Domingue comptait 757.569 cacaotiers, qui rapportaient la somme
coquette de 405.134 livres. Cayenne venait fort loin derrière avec une vente de
plus de 10.000 livres. La Guadeloupe, en janvier 1777, cultivait 449.622
cacaotiers, tandis que Sainte-Lucie en possédait près de deux millions. On voit
que nos possessions d'outre-mer pouvaient largement subvenir à la gourmandise
des Français.
Au XVIIIe et au XIXe siècle, plusieurs
villes de France se spécialisèrent dans l'industrie du chocolat : Paris,
Saint-Malo, Marseille — où à la fin du XVIIIe siècle on le
fabriquait suivant les procédés italiens — mais il était moins estimé que celui
de Bayonne ou de Perpignan, Aiguebelle, Dijon, Strasbourg, etc.
Les grandes chocolateries se fondent et établissent
solidement leur réputation, bientôt mondiale. Mais, parfois, leur origine est
assez inattendue.
Longtemps, le chocolat fut considéré comme une sorte de
médicament et nombreux furent les apothicaires qui en firent commerce après
l'avoir additionné de quelques produits, tel, par exemple, le sieur Boutigny,
pharmacien rue Beauregard, à Paris, qui, en 1822, inonda la presse de sa
publicité en faveur de son chocolat végéto-animal, dit « philhygiène »
(sic) ! Il avait été précédé dans cette voie ingénieuse par Debauve,
ancien élève de l'École de Pharmacie, qu'un vieux prospectus nous présente
ainsi : « inventeur du chocolat analeptique préparé au salep de
Perse, du chocolat béchique et pectoral préparé au tapioca des Indes, du
chocolat tonique préparé au cachou du Japon et du chocolat carminatif à
l'angélique, etc. ... » Brillat-Savarin, le grand docteur en
gastronomie, a dédié à ces curieux produits quelques lignes de sa célèbre Physiologie
du goût : « Ainsi, écrit-il, aux personnes qui manquent
d'embonpoint, il (Debauve) offre le chocolat analeptique au salep ; à
celles qui ont les nerfs délicats, le chocolat antispasmodique à la fleur
d'orange ; aux tempéraments susceptibles d'irritation, le chocolat au lait
d'amandes, à quoi il ajoutera sans doute le chocolat des affligés, ambré et
doré. » Grimod de la Reynière, le grand gastronome du premier Empire, a, lui
aussi, consacré quelques lignes à cette géniale invention.
N'oublions pas non plus Mme de Chateaubriand,
qui, à l'infirmerie Marie-Thérèse, situés rue Denfert, avait fondé une
chocolaterie ; il lui arrivait par distraction de signer ses lettres :
Vicomtesse de Chocolat !
Mais un volume serait nécessaire pour décrire toutes les
gourmandises inventées par nos chefs régionaux où le cacao tient une place de
choix ; contentons-nous de dire avec l'excellent gourmet Robert Burnand,
traitant du chocolat : « Comment pourrait-on s'en passer ? Le
chocolat, fils du cacao, est devenu objet de première nécessité, comme le sucre
et la pomme de terre. » Maintenant qu'il est « libre »,
faisons-en nos délices et apprécions comme il convient ce beau et bon produit
de l'Union française.
Roger VAULTIER.
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