Je m'étonne de voir le sens de la « visualité » si
peu développé chez tant de touristes qui, pourtant, ne cessent de parler des
pays traversés et des paysages admirés, et ne voyagent pas comme des colis
postaux.
Jamais vous n'entendez un seul d'entre eux dire que c'est à
telle heure et sous tel éclairage qu'il faut voir tel causse, telle vallée, tel
pays de rochers ou d'herbages. Pourtant ils ont presque tous quelque notion de
l'éclairage favorable quand il s'agit de prendre une photo. Il leur arrive même
de rechercher les contre-jours et parfois la lumière frisante, de préférer les
premiers plans aux panoramas, de sentir qu'une vieille femme occupée à traire
sa vache devant une maison délabrée est parfois bien plus photogénique que la
vue des montagnes prise du sommet d'un pic, à midi. Je souhaiterais que leur
œil devînt aussi « artiste » que leur objectif et que leur âme ne fût
pas tout entière sur la plaque sensible.
Il est certain que tous les paysages gagnent immensément à
être vus aux « saisons d'émotion » qui sont le printemps et
l'automne. L'été est le plus grand tueur d'effets que je connaisse, sauf
peut-être aux couchers de soleil. Le mois d'août est le pire. Toutes les
valeurs sont ravalées, toutes les nuances de vert annulées. La nature est noyée
d'une lumière chaude qui la massacre. C'est ce qu'on appelle cependant
« un temps merveilleux ».
Il faut voir les montagnes et surtout les gorges et les
vallons à l'heure divine des aurores de mai. Alors on semble vivre de leur
ruisselante fraîcheur, de leur verte et ardente virginité. Les ombres, vers six
heures du matin, sont telles qu'elles leur confèrent un relief et une
opposition de couleurs prodigieuses. Enfin l'on est dans de merveilleuses
dispositions physiques pour goûter cette fameuse libération de l'esprit dont on
parle tant, sans l'éprouver dans sa plénitude, quand, fatigue et chaleur
aidant, on se traîne parmi ces paysages de la mi-journée où l'ombre disparaît
en entraînant la disparition des contrastes.
Qui ne demande partout et toujours que du soleil n'est qu'un
vacancier aimant à sentir le contact d'une chemise trempée sur sa peau rougie,
ou une sorte de lézard qui s'ignore.
Les montagnes et les forêts ne sont animées, vivantes,
inspiratrices que par l'eau. Leur âme est de fraîcheur et d'humidité. Nuages et
brouillards jouant avec les cimes des monts ou étoffant les sous-bois sont le
complément nécessaire des paysages alpins ou forestiers. Les ciels uniformément
bleus créent la ressemblance entre tous les paysages qu'ils éclairent et
rendent impossible leur interprétation émotive.
Il n'y a pas que la saison et l'heure qui importent. Il y a
même la direction. Je m'explique : dernièrement j'ai revu les gorges de
l'Aude, suivies voici quarante ans et qui ne m'avaient laissé que le souvenir
d'une très belle promenade. C'est que j'avais pris la rivière d'aval en amont,
à rebrousse-poil. Cette fois-ci le hasard voulut que je descendisse ces gorges
extraordinaires dans le sens du courant. D'où la surprise de passer brusquement
des immenses plateaux verdoyants dans une vallée étroite et profonde et de me
trouver, sous l'orage, après vingt kilomètres de roue libre, en contact, avec
le torrent déchaîné qui se ruait dans la fameuse entaille où deux falaises de
pierre nue l'enserrent et décuplent de leur écho son ruisselant vacarme.
Il est pourtant des cas où le « rebrousse-poil »
s'impose. Par exemple aux Grands Goulets, encore plus saisissants quand on
finit par eux que si on les voit au départ de La Chapelle-en-Vercors.
L'effet de saisissement est à cultiver. Personne n'y songe.
On « prend » le paysage dans n'importe quel sens, et on dit, après,
qu'on l'a « fait ». Ce mot seul suffit à juger un touriste !
Notons cet itinérant de bonne volonté qui revient de l'île d'Ouessant en
déplorant d'y avoir trouvé la pluie, le vent, une mer agitée. Il vaut cet autre
qui déplorait qu'on n'eût pas encore redressé la tour de Pise.
Libre à tous, bien sûr, de prendre leur plaisir où ils le
trouvent et d'établir des différences catégoriques entre deux plages, par
exemple, également de sable, jaunes, encombrées par un entassement de corps nus
et s'étendant entre de petits bourrelets de vagues et un casino blanc comme un
pain de sucre. Je ne m'adresse qu'aux hypersensibles et je sais que, si le
monde était peuplé d'hypersensibles, il irait à sa perte.
Mais, tout de même, notre admirable France mérite d'être
mieux regardée. Ce ne sont pas les touristes consciencieux qui manquent,
certes, ni ceux qui veulent « tout voir », mais je leur en préfère
d'autres, moins scrupuleux et même moins attentifs, qui, amoureux des nuances,
curieux des « éclairements » comme on dit, trouvent qu'il y a autre
chose dans la nature que le soleil « sans qui les choses ne seraient que
ce qu'elles sont » et le ciel bleu garanti immuablement féroce, de rigueur
en Provence, en Espagne, en Afrique, mais qui transforme la plupart de nos
paysages français en cartes postales coloriées de série.
Oui, nos paysages ont leurs heures. Et, bien avant les
poètes et les artistes. C'est tout simplement notre plaque sensible qui nous
l'apprend. Mais le mieux est de l'apprendre tout seul, par les yeux et même par
le cœur.
Henry DE LA TOMBELLE.
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