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Taïaut !

Le président de la société de chasse de notre coquette ville du Sud-Ouest, M. B ..., s'était chargé, cette veille de battue, de boucher lui-même les principaux terriers. On devait le lendemain, en joyeuse compagnie, courre maître Renard.

Chasseurs et petites meutes avaient été triés sur le volet. Rien ne devait clocher, aucune fausse note ne devait troubler l'ordonnance d'une battue projetée depuis longtemps et organisée de main de maître par notre ami V ..., un chevronné, fanatique de cette chasse d'arrière-saison, qui, si elle ne procurait pas un tableau impressionnant, promettait du moins jolis lancers et randonnées rapides, dans un de nos plus jolis coins de Saintonge, boisé, varié, rocheux à souhait et affectionné de maître Goupil.

M. le président, rond, jovial, respirant la bonne santé et la belle humeur, au verbe haut, abondant et fleuri, agrémenté d'un coquin d'accent, tout sympathie en outre, et pour nous plus ami que président, s'était donc cru obligé de prêcher d'exemple, s'offrant joyeusement pour cette corvée ingrate.

M. le président n'avait oublié qu'une chose ; la veille de la battue était le jour de la mi-carême ; Mme B ..., dès son retour à la maison, le lui fit remarquer gentiment et lui laissa même entendre que le bal l'intéresserait assez, elle, en attendant la battue.

Donc ce ne fut que vers deux heures du matin que le départ eut lieu, un peu moins enthousiaste que prévu. Tassés à deux (son frère, assez ... étoffé lui-même, l'accompagnant) dans la petite « Simca », armés, bottés et encombrés de lanternes et d'instruments divers, le voyage se fit dans un petit brouillard glacé assez désagréable.

Aussitôt sur les lieux et la voiture garée, le travail commença. Travail consciencieux, il faut le reconnaître. Pas un trou du secteur qui ne fût bouché soigneusement. Fagots, pierres, épines même, tout y passait, et, pour finir, une petite vénitienne accrochée à une branche et dûment allumée devait ôter à maître Renard toute velléité de réintégrer ses pénates.

Le temps passait, et ce ne fut qu'au jour que le dernier terrier fut atteint. Là, le courage commença à manquer un peu. Quelques trous furent bouchés un peu plus sommairement. Le dernier, le principal, haut et large, battu comme une route nationale, restait. Ma foi, vu sa grandeur, un journal fut déployé en entier et, collé soigneusement, l'obtura à peu près. Il fut décidé que cette entrée serait gardée à vue.

Le jour se levait sur ces entrefaites et surprit nos deux nemrods assis un de chaque côté du trou, fatigués mais joyeux.

Tout à l’heure on allait entendre cette musique ! et le premier lancer viendrait droit ici, comme d'habitude.

Une heure, deux peut-être passèrent : de musique point.

M. le président, il faut l'avouer, fut héroïque, il lutta jusqu'au bout, mais les forces ont des limites, et, bercé par cette jolie symphonie brun et rouille de nos sous-bois où dansaient des points d'or sur le tapis d'argent immaculé de la gelée matinale, et aussi ce coquin de petit soleil presque printanier aidant, M. le président se renversa un peu, s'accota commodément, et, ma foi, vaincu (honni soit qui mal y pense !), s'abandonna ainsi que son frère à une douce et béate somnolence.

Pendant ce temps, au lieu de rendez-vous, la chasse s'organisait.

Notre ami V ... (toujours en retard !), mais toujours jeune et pétulant, la salopette troussée gaillardement à mi-jambe sur ses bottes, réglait allégrement les derniers détails.

— Le moulin brûlé ?

— Gardé.

— Soutre ?

— Gardé.

— Les carrières ?

— Aussi.

— La métairie du Bois ?

— …

— Ah ! j’oubliais, B ... y est avec son frère, c'est le meilleur poste. Alors en route avec les toutous. Découplez en haut de la métairie et chacun à son poste, je suivrai la chasse d'ici.

Un quart d'heure, d'attente, puis un chien donne : une petite voix grêle, sans ampleur, mais sûre ; aussi tout rallie, et c'est un joli lancer, rapide et endiablé. Maître Renard essaie de ruser, de gagner du temps, se fait « lapiner » un peu, se fait même battre un moment, dans un carré de choux, mais, tiré, il change de tactique et prend sa randonnée, dévalant à fond de train une douzaine de diables hurlants collés à la voie, vers les fameux trous où B ... et son frère le recevront.

— Ça file en bas de la métairie, comme d'habitude, crie V ..., qui file aussi comme un jeune homme et arrivera en même temps que les chiens.

Mais, aux trous de la métairie, contre toute attente, la chasse s'arrête net et, fait plus surprenant, comme coup de fusil, bernique !

V ... surgit en trombe, presque en même temps que la meute.

« Qu'est-ce qui se passe ? Les chiens l'ont pris ? » Puis, voyant notre sympathique président qui, assis sur le talus, se frotte les yeux, il comprend subitement.

— Tu n'as pas bouché les trous ?

— Si, tous, et bien ; sauf le dernier, le meilleur. J'y ai mis un journal, mais ... je le garde.

— Et ... tu n'as pas vu le renard ?

— Hum ! pas encore.

— Ah ça ! alors, n ... de D ... je comprends. Presque entre vos jambes, pendant que vous dormiez, il a f ...tu un coup de tête dans le journal et est entré avec ! Sacrrré ...

Je passe sous silence le reste du discours ; en Saintonge, comme ailleurs je suppose, les chasseurs ont un langage parfois un tantinet ... vert.

Et maintenant, chers amis, si le hasard vous conduit un jour en notre charmante petite ville de P ... et que vous reconnaissiez notre sympathique et aimé président, ne craignez pas de le chagriner en lui rappelant sa mésaventure, mais, au contraire, si vous voulez voir sa physionomie s'éclairer d'un large et cordial sourire, chantez-lui le vieux refrain :

— « Il » lisait Le p’tit Parisien ... ! (air connu).

Jean RABAINE.

Le Chasseur Français N°636 Février 1950 Page 74