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Une évasion d'isards

Nous terminions notre repas du soir sur le seuil de cette grange basse, bâtie de roc, dont le toit raide s'effile, aigu, à l'image des pics voisins. L'après midi avait été rude. Quelle douche pendant cette battue effectuée sous un orage soudain ! Heureusement nos « imper » ... comme notre humeur n'avaient retenu que le pittoresque de cette partie qui n'avait pu donner de résultat. Avec un temps pareil, l'isard était indéracinable de ses retraites en ces sombres sapinières que l'éclair aveuglant illuminait pendant que le fracas du tonnerre couvrait de ses orgues déchaînées mon pauvre « ha ... ou ! » de rabatteur.

Avec cela, une pluie battante qui vous courbe, inondant les pentes, entraînant en son déluge graviers, galets rocheux, transformant les dépressions, sentiers, en torrent échevelés.

Comme il arrive si souvent en montagne, l'orage s'était enfui aussi vite qu'il était venu. La nuit tombait, drapant de son voile sombre les monts d'alentour. Nous goûtions, en conversant, le grand calme du soir. Du velours vert de la pelouse rase allongée devant la cabane montait vers nous une fraîcheur idéale. Un brouillard léger comme les atours d'une fée s'enlevait cers les cimes, au-dessus desquelles tremblotait déjà la première étoile. Demain il fera beau sûrement. Il faut rentrer au fenil, prendre un bon repos avant la battue de demain aux « Cheminées », un massif boisé, hérissé de crêtes.

Mais voici qu'un pas régulier monte vers nous par le sentier rocheux. Quel est ce visiteur attardé ?

Tels les bergers de Bethléem apportant la bonne nouvelle dans la huit de Noël, notre ami Louis Verdot, pâtre et montagnard, sort de l'ombre, venu tout exprès de sa grange nous faire part de sa découverte ...

— Bonsoir, la compagnie !

— Ah ! Verdot ... Et coum ba (comment va) ?

— Et n'y a isards ?

— Non, pas un ! et les poignées de mains de succèdent.

— Bon ! eh bien, j'en sais onze, que j'ai laissés juste avant l'orage à la gravière du Bassia de Castets. Avec le temps qu'il a fait, ils n'auront pas bougé. Demain, en pacageant, ils seront au cirque. Il s'agit de mettre le dispositif des tireurs en place aux postes de choix qui ceinturent cette arène avant qu'ils n'aient franchi d'eux-mêmes la passe vers l'Espagne. Ceci fait, deux rabatteurs les prendront d'en bas, de l'entrée facile du cirque, et la « corrida » doit alors commencer jusqu'à l’extermination, car ils ne peuvent en sortir. D'ailleurs, comme je monte demain rassembler mes troupeaux là haut, je vous conduirai à proximité de la gravière en question.

Du coup, notre expédition aux « Cheminées » est différée. Quoi ? onze isards dans semblable souricière, mais c'est déjà onze victimes, diront certains ! Nos braves amis. Jean Repain et Nars sont confiants. Les détails de cette battue providentielle sont arrêtés en cette hospitalière demeure à la lumière d'un éclairage vacillant. On croirait à un complot « obscur », n'étaient les éclats de voix où se révèlent l'entrain, l'enthousiasme mal contenus. Après avoir lavé nos quarts à la santé de notre ami Verdot et au succès de la partie, nous nous séparons pour prendre un sommeil réparateur, bercés par le bruit d'une cascade avoisinante que nuance une légère brise.

Six heures ! Le jour pointe légèrement, mais un brouillard dense nous enveloppe. Pas de sortie possible avec ce temps malencontreux. Il faut attendre. Nous déjeunons, préparons nos victuailles pour le repas de midi. La température s'élève. Le brouillard monte, se déchire par places, montrant un beau ciel bleu. Depuis longtemps nous piaffons d'impatience. Enfin nous partons, il est huit heures. Quatre heures d'ascension nous sont nécessaires. Pourvu au moins que notre gibier ait été plus patient !

Colonne par un, nous avons gravi depuis deux heures une imposante hauteur, quitté les sapinières et sommes à mi-distance. Un moral de fer anime notre équipe. L'ami Verdot est à son terme. Nos camarades Ozon et Jean, faisant la traque, rejoindront d'ici la seule porte d'accès au cirque, côté nord, à l'heure « H », poussant devant eux le fameux troupeau d'isards vers les postes où nous les décimerons. On déjeune avant d'entreprendre l'ascension de la muraille rocheuse formant la crête est du cirque et qui, s'élevant progressivement, se prolonge pour former la pointe de ce pic qui domine, imposant, la plupart des cimes d'alentour.

Depuis longtemps nous avons quitté nos camarades. Notre colonne diminue au fur et à mesure que les postes se présentent. En ce moment, nous voisinons l'immense gouffre béant du Bassia. Victor et Nars jettent un coup d'œil prudent vers le fond du cirque. Silencieux, penchés sur l'abîme, défiant le vertige, ils épient. Tout à coup, un sourire, un doigt qui désignent : les isards sont au repos à quelque 200 mètres plus bas. Cette heureuse découverte galvanise nos jarrets pour l'ultime effort. Malgré les difficultés, l'avance est rapide.

Devant nous, un couple de perdrix des neiges déambule dans un chaos rocheux à quelques mètres à peine. Les superbes sujets que ces lagopèdes, dont l'élégance se pare de la robe immaculée des neiges éternelles ! Quelle reconnaissance ne doivent-ils pas aux isards du bas !

Enfin, nous voici les deux derniers tireurs à quelques minutes seulement de l'heure « H ». Nars me désigne le poste à atteindre au plus vite, au culminant de la crête, tandis qu'il rejoint le sien à toute allure.

Il me reste une cheminée à gravir, quelque 300 mètres d'escalade sur une poussière de rocs qui se dérobe sous mes pas. M'accrochant aux parois rocheuses de ce raide couloir, je progresse au mieux de mes possibilités. Atteindrai-je la crête, ou, fatigué à l'excès, abandonnerai-je tout pour une fantastique glissade ? Non ! ce ne sera pas par ma faute que cette battue serait gâchée. J'arrive enfin au faîte ; la battue doit être commencée. Je trouve le poste qui m'a été assigné et me place, flanquant deux cheminées abruptes qui convergent d'en bas et se rejoignent à quelques mètres devant moi en un couloir unique. Les nerfs secoués par l'effort, il me serait impossible de tirer en ce moment. Tant pis si l'isard vient, je m'allonge, bras étendus, mais tout oreilles. Ainsi je repose vite et récupère rapidement tout mon calme. Soudain, une lointaine détonation que répercutent les parois du cirque me fait redresser. C'est le signal d'attaque des rabatteurs. Un instant plus tard, une autre plus rapprochée lui succède, tandis que le « ha ... ou » de l'ami Jean se révèle. Je suis bien caché, calme et confiant. Tout à coup un piétinement précipité de rocailles dans le bas m'annonce l'arrivée de la harde encore invisible, minute réellement impressionnante, puis, à nouveau, le silence. Deux autres détonations déclenchent une série d'échos dans cette arène de géants. D'où viennent les coups de fusil ? Je ne saurais préciser tant la résonance prolongée brouille la direction. Est-ce cela qui fausse celle de ces bêtes ? Sûrement. Subitement, dans le bas, à la file indienne, les isards affolés apparaissent, minuscules, se dirigeant vers l'abrupt de la paroi Opposée par où nul n'eût supposé leur fuite et que ne garde personne. Rebrousseront-ils chemin ? Non ! ... ils escaladent péniblement les flancs raides du massif d'en face. À la jumelle, je contemple leur adresse et leurs efforts désespérés. Bondissant d'arête en arête, franchissant maintes corniches surplombant l'abîme, ahurissants d'acrobatie, ils parviennent en un rude effort à triompher de ce que nous pensions être pour eux un barrage d'enfer.

Le dernier a disparu. L'ami Nars me rejoint, accablé comme moi ; la partie est perdue. Nous descendons par l'intérieur du cirque maintenant désert. Dans cet amas chaotique d'éboulis de rocs un champ de neige subsiste. Un peu de cette manne céleste sur nos lèvres apaise notre soif atroce, et, plus loin, une source abondante et fraîche fera nos délices.

Un dernier regard vers ce cirque de malchance, et, par une pente vertigineuse, nous rejoignons le groupe des autres camarades descendus par le versant opposé. Ainsi, dans cette chasse si souvent ingrate, s'évanouissent parfois les plus beaux espoirs. Maintenant, c'est fini !

Bien au dessus de nous le soleil colore la cime des hauts pics et console nos déceptions par la splendeur de sa pourpre royale.

Henri DEBATS.

Le Chasseur Français N°636 Février 1950 Page 76