Le fil de nylon est une belle chose. Sans parler des bas qui
sont agréables à contempler sur de jolies jambes, on en fait un fil de pêche
béni des adeptes du lancer léger, fort, incassable et pratiquement invisible.
Rassurez-vous, je ne me suis pas trompé de rubrique, et
c'est bien de chasse et non de pêche qu'il s'agit. Mais un chasseur peut être
pêcheur à ses heures sans pour cela déchoir, tout au contraire, et c'est pour cela
que, dans un coin de valise, à côté d'une douzaine de boîtes de cartouches,
J'avais ce jour-là des cuillers, des mouches à truite et deux bobines de nylon
20/100 de 70 mètres chacune. M'ayant vu garnir avec l'une d'elles mon moulinet
à tambour fixe, mon ami Mottet, qui, de sa vie, n'a jamais essayé d'attraper un
goujon, tomba soudain en extase.
— Que fais-tu de ta seconde bobine de fil ? — Rien
pour le moment, c'est une bobine de rechange. — Oh ! prête-la moi.
Rien que pour la journée de demain. Je te jure de ne rien t'abîmer, et je te la
rendrai entière.
J'eus beau l'interroger et le retourner de côté et d'autre
comme un rognon sur le gril, je n'en pus rien tirer. Il partit en pleine
jubilation, emportant son nylon et tout un attirail de vis, de marteaux et de
pitons qui m'inquiétait quelque peu. Mais, quand on veut rendre service à ses
amis, il faut bien parfois se résigner à faire figure de naïf, sinon
d'imbécile, et je me tus, en attendant le lendemain.
Mottet a pour principal copain et camarade de chasse un
certain Drouot, médecin de sa profession, qui chasse avec méthode et doctrine
et ne laisse rien au hasard. Son nez, chevauché d'une énorme paire de lunettes,
doit avoir toutes les qualités qui font les braques et les setters, car il se
vante de pouvoir repérer le gibier au flair, comme le meilleur chien d'arrêt. Qualité
bien précieuse pour un chasseur que cette facilité de diagnostic, et qui ferait
du docteur un voisin précieux, en ligne comme en battue, si elle ne se doublait
pas d'une lamentable tendance à massacrer le perdreau piétant, le faisan
branché ou le lièvre au gîte. Mais l'ami Drouot, dans son angoisse de voir une
seule pièce lui échapper, tire tout ce qu'il voit et dès qu'il le voit, à la
grande fureur des chasseurs corrects.
Point n'était besoin, ce matin-là, d'être bien malin pour
deviner que Mottet réservait à Drouot « un chien de sa chienne ». Il
commença, au déjeuner, par des allusions nettes aux médecins et à la médecine,
prétendant que l'exercice de cette profession amenait automatiquement ses
adeptes à devenir des meurtriers.
— Ainsi, voyez Drouot : il rencontrerait un lièvre
au gîte que, sans même essayer de le faire courir, il le massacrerait sur
place. Moi, je ne voudrais pas en manger, d'un pauvre lièvre tué comme ça, ça
m'étranglerait.
— Non, tu t'en ferais mourir !
— Parole d'honneur. Ça m'écœure !
— Qu'on en trouve seulement un, et tu verras !
Nous marchions en bordure du bois et, jusqu'à présent, à
part deux ou trois corneilles rentrant de la plaine, nous n'avions rien aperçu.
La gelée et le givre blanchissaient les herbes et je sentais le bout de mes
doigts devenir bleu. Devant nous marchaient « les trois chiens »,
savoir deux cockers et un Drouot, comme disait irrévérencieusement Mottet,
acharnés à relever quelque piste. Et certainement le bon docteur devait-il se
lamenter, comme l'insinuait son ami, d'être à poil ras — il est chauve
comme un genou — et de ne pas pouvoir aller broussailler à quatre pattes
dans les ronces et les haies. Ce fut pourtant lui qui, le premier, donna
l'alarme : à dix pas devant nous une « coulée » montrait, par ses
herbes débarrassées de gelée blanche, qu'un lièvre avait passé par là. Mottet,
tout en prenant son fusil jusque-là pendu à la bretelle, m'envoya dans les côtes
un coup de coude qui me donna à réfléchir.
— Je le vois. Et c’est un beau !
À voix basse, Drouot nous faisait part de sa découverte.
J’avançai à mon-tour, le fusil prêt. En bordure, derrière les
premières broussailles du taillis, un lièvre énorme était assis, une oreille
levée, l'autre pendante. Il semblait tout à la joie de se reposer, après sa nuit
passée dans les chaumes à courir au clair de lune, et nous regardait de son œil
rond ... À mon côté, Mottet cherchait quelque chose de la main parmi les
branches.
Lentement, avec des précautions infinies, le docteur leva
son fusil.
— Tu ne vas pas assassiner cette bête ?
— Tais-toi, imbécile, tu vas le faire partir.
Au moment où le docteur pressait la détente, le capucin
bondit et disparut à six mètres de haut, dans les branches épaisses d'un sapin.
Au coup de feu, les deux cockers s'étaient élancés et cherchaient de tout leur
nez dans les feuilles sèches. Mottet, de sa voix la plus naturelle, demanda :
— Il y est ?
Je n'ai jamais rien vu de plus méprisant que le regard dont son ami
Drouot le foudroya au passage. Sans mot dire, il se redressa, bascula
son fusil, remplaça la douille tirée et s'en fut à grands pas, sourd
à nos appels et â nos éclats de rire.
Il me fallut grimper à l’arbre pour démonter toute la ligne
aérienne qu’avait posée Mottet la veille au soir. Mon fil de nylon, fixé comme un collet
de laiton au cou du lièvre empaillé, montait passer dans un piton à œil vissé dans une
maîtresse branche. De là, il courait, horizontal, vers un second piton planté dans
le tronc et descendait, caché par l’arbre, jusqu'à la grosse pierre dont le
poids avait fait monter notre lièvre au ciel. Primitivement logé dans la
fourche de l'arbre, ce caillou gros comme la tête y était maintenu par une cale
que Mottet avait fait tomber en tirant le bout de mon nylon à lancer.
À midi seulement, nous retrouvâmes le docteur à table, à la
petite auberge où nous déjeunions tous les dimanches. Vexé, il mangea, selon la
forte expression de son ami Mottet, « sans desserrer les dents ». Et
le soir il s'en fut, maussade, avec un grognement de mauvais augure en guise de
bonsoir.
Le dimanche suivant, il avait un accouchement, l’autre dimanche
un bon client qui s’était cassé la jambe. Mottet se reprochait déjà d'avoir été
trop loin, avec son ami irascible.
Enfin, la troisième semaine, un coup de téléphone nous rassura.
Drouot nous donnait rendez-vous, comme d'ordinaire, pour aller faire le bois au
petit jour. Il nous attendait, avec ses chiens, et ouvrit la portière de la
voiture le plus naturellement du monde, avec un bon sourire. De notre
mésaventure passée, il ne fut pas question, et un quart d'heure plus tard il
arpentait à notre tête comme toujours, allongeant ses enjambées et gourmandant les
chiens. Visiblement, tout était oublié.
La gelée blanche, comme l'antre fois, raidissait les herbes
jaunies. Et, de même, le docteur s'arrêta, avec un fin sourire : tout
pareillement, la coulée d'une rentrée de lièvre rayait de noir le sol blanc. Mottet
jura à voix basse, car cette fois ce n'était pas lui qui avait fait cette trace
en traînant les pieds. Derrière les buissons, au pied du sapin, un lièvre tout
pareil nous regardait de son œil rond.
— Tire donc ! hurla Mottet, aussi haut qu'il osa le
faite sans effaroucher la bête.
Mais l'astucieux médecin, branlant la tête de droite à
gauche, garda le fusil à la bretelle et, d'un geste large, tira son chapeau
avec toute la majesté que mettait le président Fallières à ce geste, quand il
traversait Paris dans sa Daumont. Le lièvre frappa du pied et partit comme le
tonnerre.
— Tiens ! dit Drouot, en se tournant vers nous
d'un air malin, il ne monte pas, aujourd’hui ?
Et rien, pas même les quatre coups de feu que Mottet et moi
tirâmes dans le taillis, ne put le persuader que, cette fois, il avait salué de
son vieux feutre un véritable lièvre en chair et en os.
— C'est à cela que je songeais, ce matin, en embobinant
sur mon moulinet le nylon de la bobine neuve, en remplacement de l'ancien que les
perches, les truites, les brochets — et surtout les rochers du fond —
ont dangereusement travaillé. Mais, bien que ma monture nouvelle fût celle-là
même que Mottet m'avait empruntée, je doute que jamais le dieu des pêcheurs,
dans sa fantaisie, m’y fasse trouver au bout un lièvre !
Pierre MÉLON.
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