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Il y a croisements et croisements

Entre amateurs de chiens, et particulièrement entre chasseurs, il est souvent question de croisement. Les propos que suscite ce terme enseignent que la plupart n'ont que vague idée de son contenu. De même qu'il y a fagot et fagot, il y a croisement et croisement, et disons immédiatement qu'il est aussi ridicule de vitupérer cette opération de zootechnie que de ne jurer que par elle. À vrai dire, c'est toujours au pluriel qu'il faudrait s'exprimer lorsqu'on parle croisement, et en faisant les « distinguo » convenables.

Le genre de croisement intéressant les chasseurs est surtout celui de retrempe passagère ; rarement le croisement continu, dans lequel on tombe souvent sans s'en apercevoir, et encore moins celui d’élimination, dont l'agriculture a tiré grand parti pour implanter aux moindres frais en pays lointains une race de bovins ou d'ovins perfectionnée.

Le croisement de retrempe a été largement pratiqué dès le milieu du siècle dernier par nos veneurs, acculés aux inconvénients de la consanguinité sans trêve, entre étalons fox-hounds et lices françaises de grande vénerie et, en ces derniers temps, entre le harrier du stud-book ou celui du Devon et Somerset avec celles de petite vénerie de chasse à tir.

Le but de ce croisement de retrempe, absolument classique, était de sauvegarder la santé, d'améliorer et renforcer la structure et, dans une certaine et mince mesure, d'agir sur le moral en modérant l'ardeur, voire la violence du chien français. Le tout sans compromettre les qualités de nez, l'initiative, le brio et, pour tout dire, la valeur supérieure de ce dernier, ni le type. Ont bien résolu le problème ceux qui ont pratiqué strictement le croisement intercurrent, passager, pour revenir aussitôt, par in-breeding, à la race française. Il semble que ce sont les Poitevins, les premiers d'ailleurs à en avoir fait usage, qui aient su en jouer pour le mieux.

On sait toutefois que sans doute le plus illustre d'entre eux, séduit par la vitesse et la vigueur du chien anglais, poussa un peu trop dans ce sang, pratiquant ainsi, sans s'en rendre compte, les effets du croisement d'élimination, qui est autre histoire et n'a rien à voir avec celui de retrempe véritable, caractérisé par sa discrétion et par la hâte avec laquelle on s'empresse d'en éliminer les traces trop voyantes. Inutile de dire que ce veneur eut à regretter d'avoir répété une opération si transformatrice du moral. Comme on parle toujours légèrement, de là à dire qu'une retrempe détruit une race il n'y avait qu'un pas, vite franchi. Or il n'est pas douteux que l'alliance du fox-hound d'une part, des harriers de l'autre, a été bienfaisance pour les races qui en ont profité. La cause n'est plus discutée.

Voici donc une opération dont le but a été d'influer sur le physique, et le moins possible sur les qualités psycho-physiques de la race, des races qui l'ont subie. Mais il en est une variante dont on se propose amélioration de ces qualités, tout en conservant les caractères physiques de la race soumise à l'opération. Inutile de dissimuler combien l'opération est plus délicate. Elle intéresse surtout le monde du chien d'arrêt continental. C'est en vain qu'on contesterait en général la supériorité de nez, de style, et souvent de fermeté d'arrêt, de train et de brio des chiens anglais ; pointer et setter anglais, obstinément appelé laverack en France. Il ne sera pas beaucoup question du dernier, certainement allié à plusieurs de nos épagneuls sans que cela ait fait ni bruit ni scandale. Si cette opération nous a délivré des épagneuls à aspect de chien de montagne et contribue à faire du quasi-springer breton un véritable chien d'arrêt, il faudrait être fou pour s'en plaindre. Car, une bonne fois, disons le ridicule qu'il y aurait à ne vouloir posséder que des races de chiens d'utilité, zoologiquement pures, en fait inexistantes. C'est pourtant cette idée qui nous vaut de voir condamner l'amélioration par le pointer d'un modèle spécialement choisi et employé, dont les Allemands, en particulier, ont tiré grand profit. Inutile de revenir sur le mode opératoire souvent décrit. Mais, en tout cas, il faut dire du procédé que certains de nos compatriotes l'ont employé de manière dénotant de leur part une certaine ignorance ou le désir de voir l'opération avorter pour en proclamer ensuite l'inanité. On n'a pas idée de rechercher les services d'un mâle à haut potentiel nerveux, peut-être même dominé par ses nerfs, pour servir une lice qui en est dépourvu, et de puissance olfactive proportionnée à ses allures. Toutefois, la retrempe bien étudiée a été discrètement employée par des éleveurs demeurés prudemment silencieux. C'est ainsi qu'on explique la présence de telle oreille ou telle architecture céphalique. Sans qu'il y ait convergence en avant des lignes du crâne et de la face, d'autres détails : telles la sculpture de la face, la forme de l'oreille, ne trompent pas. Les chiens dérivés de ces opérations non avouées ont-ils démérité en quoi que ce soit ? Je pense qu'à l'instar des transformés d'outre-Rhin il n'y ont rien perdu, mais gagné en nez et fermeté d'arrêt, sans égarer leur aptitude au pistage dans le métier de retriever. Et on se scandaliserait parce que l'amélioration n'est pas sanctionnée par les textes officiels et le consentement de l'amateurisme. Cela est un peu risible, d'autant que la plupart des races ainsi retouchées étaient déjà de culture à la base, obtenues par out cross et breeding à l'image des plus célèbres et illustres : le pointer et le cheval de pur sang Anglais, pour les nommer. Ne faisons donc pas la petite bouche et les difficiles si de braves éleveurs, dont les expériences sont si favorablement jugées par Baron, ont pris sur eux, en temps opportun, d'introduire suivant les règles, dans leur cheptel, une pointe de sang étranger dont les bienfaits sont évidents. Et ce n'est pas parce que le premier venu peut faire de regrettables fantaisies qu'il y ait lieu de rejeter, sans plus ample examen, le croisement intercurrent dont le même Baron a écrit qu'il est sans doute conforme aux lois naturelles. Seulement, voici, ces expériences ne sont pas à confier aux maladroits, et l’on comprend les défenses des officiels groupés en sociétés responsables de l’avenir. Ils sont là pour imposer le règlement, mais aussi pour prendre des initiatives, et au besoin signifier à leurs membres : « Faites des expériences, mais dites-nous ce que vous faites. » En dehors de nos frontières, pareilles instructions ont été données sans qu’il en soit advenu autre chose que des transformations, dans l'ensemble profitables. Chez nous, l’exemple des veneurs est là pour enseigner. Ils ne se sont pas privés de remanier et d'adapter. Et certes, aux derniers beaux jours de la vénerie, en 1914, notre cheptel n'était en rien inférieur à celui, réputé zoologiquement pur, d'une septantaine d'années auparavant. Seuls ont gaffé ceux qui ont mis trop d'eau dans le vin. Mais précisément cela ne peut être qualifié croisement de retrempe, c'est de la substitution innocemment pratiquée.

Avouée ou non, il faut convenir de la faible valeur de nombre de nos races d'arrêt à l'époque où parut Coninck et, pour les griffons, Korthals. Ce dernier se servit d'éléments divers pour fonder son « strain », ainsi qu'en font foi ses carnets. Qu'aucun, de nos épagneuls ou braques n'ait été légèrement remanié par retrempe, nul n'oserait le soutenir, mais, sauf les tenants du breton, personne n’avoue, Dieu sait pourquoi ! Quant à nous, nous avons toujours dit que l'élevage dit de Fougères, d'où provient l'épagneul breton du modèle renforcé tel que nous le souhaitions, sort d'une ancêtre setter anglaise. Or ses représentants sont précisément dans le meilleur type ; c'est donc un abus de les appeler demi-sang, d'autant qu'ils sont d'une formule aussi éloignée qui soit du prototype du setter anglais. Il faut réserver cette appellation aux produits hétérogènes, et hétéroclites des éleveurs de fantaisie qui se sont complus à faire toutes sortes de croisements avec tous les setters, réalisant, eux aussi, la substitution sans s'en douter. Mais encore une fois, de telles pratiques n'ont aucun nom en zootechnie.

Certains vont professant qu'il vaut mieux périr que de compromettre la pureté zoologique (inexistante, répétons-le, chez les races de culture les plus fameuses) et de n'accorder crédit qu’à la sélection salvatrice. Lorsqu'une race n'a plus ni nez, ni vigueur, ni amour de la chasse, lorsque la médiocrité s'est installée à demeure je serais curieux de savoir comment peut la sauver la seule sélection ; car enfin, 0 X 0 = 0. Tout en conservant le type du substrat de son œuvre, Korthals a dû recourir au barbet pour la conservation de la bourre à un chien à poils ras, sans doute pour amélioration de la qualité. Avec trop de modestie, il s’est défendu d'avoir rien créé ; mais, comme il à « sauveté » en améliorant, il ne serait que justice de conserver à la race le nom du sauveteur. Il est évident que, du point de vue philosophique, toute race remaniée a cessé d’être zoologiquement pure, mais qu'importe si sa formule zootechnique est fixée. Jamais, encore une fois, les plus réputés zootechniciens n’ont répudié la retrempe lorsqu'un jour elle s'impose ; mais, seuls, la repoussent les esprits pointilleux qui n’ont rien réalisé et dont l'intervention parviendrait à tout stériliser. C'est à leur action qu’on doit la décadence et la disparition de certaines races effondrées dans la consanguinité maintenue sans trêve ni merci, pour la gloire de conserver une chimérique pureté.

De ce qu'une opération est délicate et à ne tenter qu'au moment opportun, il n'est pas motif de la condamner. Le monde du chien d'arrêt, en France, ne connaissant l'élevage méthodique que depuis un laps de temps inférieur à un siècle, a encore beaucoup à apprendre. Au lieu de manifester une tendance à découvrir de prétendues races nouvelles, qui ne sont que variations locales de celles authentiques maintenant reconnues, il ferait œuvre plus utile en soignant celles-ci. Que disparaissent donc les attributs rappelant le chien courant ; les oreilles longues et roulées, les fanons annonciateurs de lymphatisme supprimés chez les races étrangères. Leur présence, avec en outre ses saillies et des volumes exagérés, est autrement condamnable que les traces du passage d'une race de diffusion mondiale, regardée à juste titre comme l'expression la plus intégrale du chien éventant et arrêtant.

Qu'il y ait encore long chemin à parcourir avant de renoncer à certaines idées, on ne saurait en douter. Alors que des caractères attribuables à parenté avec le chien courant ne choquent personne, ceux que l'on soupçonne provenir d'alliance avec le chien d'arrêt le plus spécialisé sont réputés péchés mortels. La logique, dit-on, gouverne le monde.

R. DE KERMADEC.

Le Chasseur Français N°636 Février 1950 Page 82