À notre époque de vie sportive, bien peu de nos jeunes
confrères, qui ne jurent que par lancer léger ou mouche sèche, consentiraient à
revenir aux pêches de nos anciens, seulement pratiquées de nos jours par les professionnels
et quelques amateurs endurcis. Et, cependant, ces pratiques démodées avaient du
bon ; elles rapportaient certainement plus de poisson que celles d’aujourd'hui.
De ce nombre, la pêche dite « au sac » était,
pendant l'hiver, une des plus fructueuses quand les eaux n'étaient pas trop
glaciales. C'est pourquoi nous allons en parler dans cette brève causerie.
Chacun sait que, de novembre à mars, la plupart de nos
poissons restent engourdis dans de profondes retraites ; mais il y en a
quelques-uns qui le sont moins que d'autres, parce qu'ils ne craignent que peu
l’eau froide ... Après le brochet et la perche, dont il ne saurait être
question aujourd'hui, le gros chevenne d’une livre et au-dessus, la vandoise de
belle taille et le barbeau adulte peuvent être cités. En février, surtout en
temps de crue modérée due à des pluies et non à la fonte des neiges, il n'est
pas rare de leur voir quitter les antres ténébreux qui les recelaient pour venir
s'ébattre en pleine eau et chercher pitance.
Mais ils ne restent guère dans les courants et préfèrent
stationner en aval des obstacles ou près des bords, partout où l’on voit l’eau,
assez profonde, ne se mouvoir qu'avec lenteur. Si on peut attirer en ces lieux
un nombre suffisant de poissons, on pourra y pêcher avec fruit. Pour cela, il
n'est point d'autre moyen que de recourir à l'amorçage, et c'est bien ce qu’avaient
compris nos anciens.
Ils n'avaient rien trouvé de mieux que de se servir d'un sac
de toile, grossière aux larges mailles, dans lequel ils enfermaient des matières
fortement adorantes, telles que boyaux de volaille ou de lapin coupés menu, fragments
inutilisables de vieux fromage avarié, caillots de sang de fraîcheur douteuse,
crottin de cheval, bouse de vache, déchets d'abattoir, excréments de toute nature
et ... même humains ! Ils n'étaient guère dégoûtés, nos vieux
confrères …
Qu'en dites-vous, modernes pêcheurs sportifs ?
Cette immonde mixture introduite dans le sac, on lie
celui-ci très fortement à l’extrémité d'une longue et solide perche et on le plonge
au fond de l'eau, à l'origine du remous, entre le mort et le courant, de façon
que les bribes de l'amorce soient entraînées à travers l'étoffe et aillent porter
au loin la saveur qui attirera les poissons. Pour obtenir ce résultat, le pêcheur
secoue fortement son récipient malodorant, tout d'abord à l'arrivée et ensuite
quand le besoin s'en fait sentir au cours de la pêche, c’est à dire lorsqu'il voit
les touches s'espacer par trop. Les parcelles lourdes tombent au fond et-suivent
le lent mouvement giratoire du remous.
Il ne s'agit plus alors que de présenter aux convives
attirés des appâts leur convenant à cette époque de l’année.
Tels sont habituellement de petits cubes de sang caillé ou
de lard gras bouilli, eschés sur grappin n° 9 à l'aide de l'aiguille à amorcer.
Les fragments d'amourette, cervelle et raclure de porc, s'amorcent de même
façon. Les boyaux, coupés en fragments après avoir été blanchis, s'enfilent comme
des vers sur un gros hameçon simple. Si l’eau est louche, de beaux vers de
terre bien purgés seront excellents.
Le chevenne, poisson omnivore entre tous, s'accommode de
n'importe laquelle de ces diverses esches ; la vandoise mordra de préférence
aux cubes de sang caillé pas trop volumineux et aux vers de terre ; ce seront
ces derniers et les fragments de boyaux qui feront le mieux l'affaire des
barbeaux. Il est inutile d'ajouter que le chevenne donne les touches les plus
fréquentes et le barbeau les plus rares.
L'équipement est le même que pour toutes les pêches à la
ligne flottante, compte tenu des résistances à vaincre, et la pratique ne
diffère en rien de ce mode si connu.
Si le chevenne s'attaque parfois aux esches suspendues en
pleine eau, la vandoise les prendra mieux à proximité immédiate du fond et le
barbeau sur ce fond même ; il ne mordra, du reste, que si le temps est
doux et l’eau tiède.
Les remous où l’on opère doivent être péchés avec soin et longuement
explorés dans toutes leurs parties accessibles.
Il importe de toujours insister aux endroits où des touches
se sont déjà produites et ne pas hésiter à modifier le niveau de l'esche en plaçant
le flotteur plus ou moins éloigné de l'hameçon. En général, les esches doivent
traîner lentement sur le fond ou en demeurer très rapprochées. L'épuisette est
de rigueur, les belles prises n'étant pas rares.
Sur des lieux judicieusement choisis et amorcés par ce
singulier procédé du sac, j'ai pu voir faire et fait moi-même des pêches que
l'on qualifierait de nos jours de sensationnelles.
Pourrait-on les égaler à notre époque d'âpre concurrence, où
les pêcheurs sont si nombreux ?
Je n'en sais trop rien, mais permettez-moi d'en douter.
Quoi qu'il en soit, il ne coûte pas grand’chose d'essayer ce
mode de pêche relativement peu connu, à condition de se sentir suffisamment ...
d'estomac.
R. PORTIER.
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