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Le cyclotourisme et les cyclo-sportifs

Ceux des cyclotouristes qui font grand état de leur « pureté » récriminent de plus en plus contre la multiplication des épreuves cyclo-sportives ; ce ne sont, disent-ils, que brevets, critériums, courses de côte, diagonales, qui, enlevant tout caractère de tourisme à la pratique du vélo, en font un sport tout semblable à celui des coureurs professionnels ; il ne peut y avoir de vrai cyclotourisme que dans les promenades, excursions et voyages à bicyclette.

Ces critiques paraissent raisonnables. Mais, quand elle pousse à l’extrême ses conclusions, la raison aboutit souvent à des erreurs. Il faut voir les choses comme elles sont ; et non dans l'abstrait.

Il y a des coureurs cyclistes qui pédalent pour la gloire et l'argent. Mais tous les cyclistes ne peuvent être coureurs ; c'est un métier dans lequel les bonnes places sont très difficiles à conquérir, et encore plus à garder. Cependant, sans prétendre à ces bonnes places, et sans vouloir se faire une profession de courir à bicyclette, bien des cyclistes ont du goût pour l'effort de compétition ; il les amuse fort de se mesurer avec des camarades. C'est pourquoi, dès l'avènement de la bicyclette, ils s'étaient groupés en « amateurs », écartant de leurs rencontres les professionnels, dont la supériorité les aurait ridiculisés, en en faisant d'éternels vaincus. Mais le sport cycliste, liant ses intérêts à ceux de l'industrie et du commerce de la bicyclette, transforma bientôt ces amateurs en apprentis coureurs ; leur titre ne fut plus qu'un hypocrite paravent à toutes sortes de combinaisons spectaculaires et financières. Il n'y a donc plus de coureurs amateurs au sens propre du mot : tout le monde est d'accord là-dessus ; par décision de toutes les fédérations, leur nom même pourrait être bientôt supprimé.

Que les amateurs marrons disparaissent, c'est très bien, mais alors, tous les cyclistes qui voudront s'amuser à courir seront-ils obligés d'être professionnels ? N'y aura-t-il pas toujours une majorité de pédaleurs qui, sans prétendre gagner leur vie par des exploits transcendants, aimeront satisfaire leur sportivité dans des compétitions amicales ? La bicyclette est un engin qui crée et développe merveilleusement cette sportivité ; le plus calme cycliste n'aime pas se laisser passer sur la route, comme il s'enorgueillit à part lui de lâcher tout imprudent qui « a pris sa roue ». Il faut donner un exutoire à cet esprit-là ; et c'est dans le « cyclotourisme sportif » qu'on peut le trouver maintenant.

Les cyclo-sportifs doivent remplacer les amateurs. Et ce sont les sociétés de cyclotourisme qui ont le plus d'intérêt à les accueillir, à les former et à les satisfaire. Car il n'est guère de purs cyclotouristes que parmi les « gens d'un certain âge », auxquels un esprit rassis et, sans doute la diminution de leur vigueur font trouver des joies suffisantes dans le spectacle de la nature contemplée à petite vitesse. Outre que beaucoup de ces contemplateurs n'éprouvent pas le besoin de s'inféoder à une société, les autres ne peuvent constituer que des groupes exsangues, à membres peu nombreux. Les sociétés de cyclotourisme ne peuvent vivre et prospérer que si elles recrutent constamment des jeunes cyclistes qui renouvellent et gonflent leurs effectifs. Pour attirer les jeunes, l'appât de la compétition est nécessaire. Mais cette compétition doit avoir un caractère différent de celui des courses de professionnels ; il faut même que ce caractère soit bien tranché, puisqu'il s'agit de satisfaire des cyclistes qui, tout en aimant se mesurer entre eux, ne peuvent ni ne veulent être des coureurs de métier.

Ce caractère distinctif peut se trouver dans la notion d'amateurisme, telle qu'on la concevait autrefois : amateurisme pur, dégagé de tout intérêt pécuniaire direct ou indirect. Il faudra, certes, lui donner un autre nom, puisque l'ancien est discrédite et signifie tout autre chose que le désintéressement matériel devant la victoire. Il semble que le terme « cyclo-sportif » peut faire l’affaire, puisqu'il désigne déjà les cyclotouristes qui participent aux diverses compétitions qu’on organise pour eux, en marge des épreuves professionnelles. Mais il faudra définir de façon précise le « cyclo-sportif », de façon qu'il ne se confonde pas avec le professionnel, ce qu'il a tendance à faire dès que sa qualité et ses exploits sollicitent l'attention des constructeurs, des marchands et des organisateurs de spectacles.

Le cyclo-sportif ne devrait donc courir que pour la gloire : c'est déjà assez intéressant. Il ne devrait jamais être rétribué ; il ne devrait même pas participer à des réunions spectaculaires payantes ; il ne devrait permettre aucune publicité sur son nom, sur la machine qu'il monte ; et son maillot, bien sûr, ne devrait s'adorner d'aucune marque de fabrique.

Les cyclo-sportifs parvenus, à force de courir, à une classe supérieure trouveront cette réglementation un peu lourde et chercheront à la tourner, plus ou moins hypocritement, conséquence de la faiblesse humaine devant l'argent. Mais ces défaillances seront assez faciles à déceler et ne pourront aller bien loin. Soupçonnés ou disqualifiés, les as cyclo-sportifs trouveront ouverts à leurs qualités et ambitions les rangs des professionnels et laisseront à leurs jeux moins sévères leurs camarades des sociétés de cyclotourisme.

Ces sociétés de cyclotourisme; tout en persévérant dans l'organisation des excursions, randonnées et voyages à bicyclette, auront à grouper et régir les jeunes cyclo-sportifs. Elles leur organiseront des épreuves multiples, variées, intéressantes et même amusantes; car elles ne seront pas tenues à la rigueur sportive qui s'impose aux épreuves cyclistes professionnelles. C'est par cette variété et cette ingéniosité des compétitions que les dirigeants peuvent assurer des chances à presque tous leurs sociétaires et, par conséquent, entretenir l'intérêt.

Une vie active, voire mouvementée, étant ainsi assurée aux sociétés, elles amèneront aisément au vrai cyclotourisme beaucoup de ces jeunes venus tout d'abord à elles seulement par désir de compétition. Car ils participeront volontiers aux sorties purement touristiques et y prendront de plus en plus plaisir, à mesure que leur ardeur sportive s'éteindra. Et ces jeunes gens, prenant de l'âge, ne renonceront pas à la bicyclette parce qu'elle ne leur procure plus de triomphes — comme c'est le cas de la plupart des coureurs professionnels, — mais continueront à la pratiquer en touristes, par ce goût qu'ils en auront acquis sous l'amicale direction de leurs aînés. C'est ainsi, en ne rejetant pas de leur sein les cyclo-sportifs comme indésirables, mais en les prenant franchement sous leur tutelle, que les sociétés de cyclotourisme assureraient leur prospérité particulière et feraient grand bien à tout le cyclisme.

Dr RUFFIER.

Le Chasseur Français N°636 Février 1950 Page 91