Fred Rebell, Letton d'origine, s'expatrie pour ne pas faire son
service militaire dans l'armée russe. Sans passeport, sans papiers, ce petit homme
courageux se moque des gigantesques machines administratives des États modernes
et, de port en port, il réussit à gagner Sydney. Après un mariage malheureux,
suivi d'un grand amour déçu, ruiné, en chômage, il décide de gagner l'Amérique.
Pour 20 livres, il achète un sloop d'occasion de 6 mètres. C'est un petit bateau
léger, non ponté, fait pour la régate et non pour la haute mer. Il le baptise « Élaine »,
renforce la coque en doublant les membrures et, comme il n'a pas de cabine, il
installe une simple toile de tente sur l'arrière pour se protéger des embruns. Il
embarque 6 mois de vivres, mais, n'ayant plus d'argent, renonce au tabac, aux
conserves et aux médicaments. Il emporte 150 litres d'eau dans des boîtes en
fer blanc qu'il double d'asphalte, une lampe électrique de poche, sa caisse de
charpentier, du mastic, des clous, au total 500 kilos de cargaison. Avec une
petite lunette de scout, une vieille scie à métaux pour l'échelle des angles et
un couteau de pêche dont la lame découpée en morceaux donne les miroirs, il se
fabrique un sextant. Deux petites montres à bon marché lui serviront de chronomètres.
Il lui faut encore un loch pour les distances parcourues. Le bout d'un manche à
balai lui donne le flotteur et une pendulette le compte-tours. Sur la navigation
et la manœuvre, il ne sait pratiquement rien. Il fait quelques sorties dans la rade
pour s’entraîner et lit à la bibliothèque quelques ouvrages. Comme les cartes
coûtent cher, il copie au crayon celles qui lui sont indispensables sur un
atlas de la bibliothèque, mais c'est une très vieille édition, et bien des îles
n'y figurent pas. Il lui manque ses papiers, mais comme le percepteur lui envoie
un avis pour un arriéré d'impôts, il pense que le moment est venu de filer discrètement,
et il part sans attendre les papiers réglementaires. Si on m'avait demandé si Rebell
avait des chances de réussir, j'aurais répondu : une sur cent ! Mais Rebell
fait dans son récit une grande part à l'efficience de ses prières, alors que dans
mon pronostic, je ne pouvais naturellement pas tenir compte de l’intervention divine.
Il part donc, poussé par le vent du sud. Mais sa toile de tente n'est pas imperméable,
et sa couchette est vite trempée. Il n'a pas de suroît, et il lui arrivera souvent
de rester ruisselant pendant plusieurs jours, attendant le beau temps pour se sécher,
faisant preuve d'une résistance physique exceptionnelle. Sa coque danse sur la
mer de Tasmanie, mais embarque rarement. Grâce à sa légèreté, elle fait
bouchon, et c'est ce qui lui permet de passer à travers les grains et les
tempêtes. (Marquons, en passant, un point en faveur des partisans des coques
légères à faible tirant d'eau.) Les soucis ne lui manquent pas. Une ancre
flottante improvisée est enlevée par la mer et il perd aussi ses avirons. Une
voie d’eau déclare à l'avant, et il lui faut écoper sais arrêt. À la première accalmie,
il plonge et répare avec son mastic. Ayant dévié de sa route, il renonce à
toucher la Nouvelle Zélande et fait voile plein nord vers les Fidji, où il arrive
après 60 jours de mer. Puis c’est Suva, où les tracasseries commencent avec la
douane et la police. Mais son exploit lui vaut des sympathies chaleureuses et
de nombreuses invitations. Il s'arrache péniblement à l’ensorcellement des îles,
et le voilà de nouveau seul en mer. Il fait escale à l'île Naitamba, île heureuse.
C'est l'endroit « … le plus près du paradis ... », nous dit-il. Il
y reçoit de l'unique planteur et de sa famille un accueil inoubliable. Puis
c'est Apia, où une petite métisse manque de lui voler son cœur. Les alizés lui
sont favorables, mais l'unique montre qui lui reste devient capricieuse. Il
navigue au petit bonheur, touche aux îles du Danger, manque l'île Jarvis, mais obtient
enfin l'heure de Greenwich à quelques secondes près, après une indigestion de
logarithmes tout un jour pour arriver à calculer l'heure d'après les positions respectives
de la lune et du soleil. Le vol des oiseaux de mer l’aide à trouver l'île
Christmas, après 3.500 kilomètres de navigation imprécise. Il engage un
dangereux combat à coups de harpon contre une meute de requins et entre enfin
dans le lagon, où il est accueilli par une charmante famille française. Onze jours
plus tard, le 25 août, il met le cap sur Honolulu, à 2.200 kilomètres. Son loch
est inutilisable et ses montres douteuses. Après de multiples incidents de mer,
il découvre Hawaï à tribord. Sa traversée a duré 36 jours ; il lui reste
des provisions pour 6 mois, et il a fait seulement une erreur de 50 kilomètres
dans sa longitude calculée. Cinq semaines d'escale pendant lesquelles il est
assailli par les photographes, cinéastes, journalistes et une foule de curieux
et, le 3 novembre, il part pour la plus longue traversée : 4.000
kilomètres le séparent de la côte américaine. Il lit beaucoup, malgré un
cyclone et des tempêtes. Il médite longuement, et il nous confie ses réflexions
et les aspirations de son âme simple et pure.
Le .livre de ses souvenirs est une
relation sincère, parfois naïve, jamais aigrie, toujours empreinte d'un
souriant humour. Dans son récit, sa croisière océane va de pair avec sa
croisière spirituelle. Toutes deux aboutiront au port, l'une au port des
hommes, l'autre au port des certitudes et de la foi. C’est le 3 janvier qu'il
aperçoit enfin la côte américaine. Il a parcouru 17.000 kilomètres en 1 an 7 jours :
5 mois dans les îles, 7 en mer. Il lui reste 4 mois de vivres et 2 mois d'eau
potable. Le bateau et son équipement ont coûté 125 dollars ; la nourriture,
les rechanges 100 dollars pour une année. Son arrivée fait sensation, mais,
dans la nuit du 10 janvier, un ouragan s'abat sur le port et 30 yachts sont
drossés à la côte. L' « Élaine » est défoncée par une chaloupe et
échouée le ventre ouvert. Un malheur n'arrive jamais seul, et les lois du service
d’immigration, plus dures que les cyclones et les tempêtes, ont raison de Rebell,
qui est enfermé. Après d'extraordinaires aventures, il réussit à se faire
rapatrier au pays letton, où il retrouve ses vieux parents. Mais lui non plus
n'échappera pas au sortilège et, un an plus tard, envoûté par ses souvenirs des
îles lointaines, il part vers ... « un rivage de corail où l'attend
une jeune fille qui l'aime et qui regarde la mer, espérant voir un jour une
voile blanche à l'horizon … »
Ainsi prend fin le livre de Fred Rebell (1). La préface nous
apprend qu'après bien des mésaventures il a réussi à regagner son île heureuse.
Nous ne pouvons que souhaiter au sympathique auteur de ce récit passionnant, et
moralement bénéfique, d'avoir enfin trouvé, dans son atoll de lumière, le
bonheur et la paix ».
A. PIERRE.
(1) Fred Rebell ; Seul sur les flots.
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