Sait-on ce que signifie ce mot « brousse » pour
nous colons ?
La définition est tout autre que celle offerte par le
dictionnaire.
La « brousse », c'est vivre au sein des peuplades les
plus reculées, les plus arriérées, les plus primitives, ignorantes des plus élémentaires
principes de civilisation, différentes de nous par la race et les instincts.
Pour nous, Européens, cela représente l'isolement total, pas
d'espoir de rencontrer un de nos semblables à moins de 100 kilomètres à la
ronde. Nous vivons là, une famille de Blancs au centre de vastes étendues,
uniquement peuplées de Malgaches.
Un dimanche soir, comme tous les autres dimanches, seul jour
ne marquant rien de plus qu'une cessation de travail ; car ici le missionnaire
fait apparition une fois par an, tout au plus deux fois, suivant que le lui
permettent l'état des routes et les moyens de locomotion mis à sa disposition
par les quelques rares chrétiens qu'il rencontre.
La foi ne se propage donc que très lentement et n'est pas
encore arrivée dans nos villages indigènes pour que le repos du dimanche soit
religieux.
Je mets mon casque, ferme à clefs les portes de notre « case »
en planches et, avant de rejoindre mon mari et ma fillette au jardin, je donne
les ordres à mon cuisinier pour le repas du soir.
Il est 18 heures. Je m'attarde un peu dans la cour. Les
poules, sentant la fin du jour, se perchent déjà. Le soleil n'est plus dans le
ciel qu'un immense disque rouge, mais ses rayons sont encore dangereux.
Les toits des quelques paillotes constituant notre village
prennent une teinte rosée, tout est calme ; la paix est troublée par la
cadence des pilons de riz des femmes se hâtant dans la préparation du « sakafo »
(1) avant la tombée de la nuit.
Au jardin, mon mari s'impatiente de ne pas me voir arriver
assez vite à son gré.
— Te voilà enfin !
Notre potager est satisfaisant ; on y cultive tous les
légumes européens, tous y poussent avec la même facilité ; nous avons
aussi de bons légumes malgaches. Le sol, surchauffé durant tout le jour, nous
reflète sa chaleur ; la nuit ne suffira pas à le refroidir.
Je porte ma fille (trois ans) à « babène » pour
sauter aisément les canaux d'irrigation qui sillonnent le potager et le verger.
Nous quittons le jardin et revenons vers la maison pour y
déposer nos casques devenus encombrants, puisque le soleil a disparu. Comme il
fait un peu plus frais et délicieux dehors, nous décidons de nous promener
jusqu'à ce qu'il fasse complètement nuit.
Il fait bon. Nous nous dirigeons vers les rizières asséchées
et admirons le paysage. Les bananiers et les cocotiers découpent leurs
silhouettes sur un horizon lumineux. Nous contemplons ce spectacle empli d'exotisme.
Sommes-nous en France, en train de rêver devant quelque affiche de compagnie de
voyages ? Non ! nous sentons sur nos épaules la lourde atmosphère
tropicale, cette lassitude qu'on éprouve à l'annonce d'un orage ...
Sur le chemin du retour, nous sommes doublés par un troupeau
de bœufs qui rentre du pâturage. Nous nous écartons du nuage de poussière qu'il
soulève. Le gardien, un pur Sakalave, vêtu d'un simple « salaka » (2)
et porteur de la sagaie, nous salue d'un « Bonsoir, vahaza ! » (3).
Il fait nuit, maintenant. Nous arrivons à la maison ;
pendant que mon mari allume la lampe, j'ouvre toutes les portes et fenêtres
pour créer un courant d'air rafraîchissant.
Je mets le couvert moi-même, ne retenant à notre service, le
dimanche soir, que le cuisinier.
Rapidement, il apporte le « sakafo » sur la table ;
il sait qu'aussitôt après il peut partir. Il vient nous dire au revoir ; en
se courbant presque jusqu'à terre avant de se retirer.
Nous nous mettons à table ; mon mari me fait remarquer
avoir oublié de prendre la quinine.
Nous entendons les premiers échos du tam-tam venant du
village ; puis le rythme devient plus rapide, plus expressif,
s'accompagnant de flûtes en bambou, aux airs aigus et invariables. L'ambiance
se crée, on entend maintenant des voix d'hommes et de femmes se joindre à cette
cadence, et tout ce bruit devient une authentique musique nègre, qui ne se
rapproche même pas d'une rumba.
Tout à l'heure, nous nous laissions aller à une rêverie
douce devant la beauté de la nature se profilant sur le ciel. Nous n'avions
point conscience de notre isolement et de notre solitude.
A présent, tous trois réunis autour de la table et du repas
servi, aux échos vibrants de ce tam-tam, nous réalisons que nous vivons dans un
monde qui n'est pas le nôtre, de par les instincts et les mœurs, un monde qui a
quinze siècles de retard sur nous.
J'aperçois briller la lame d'une sagaie, au pied de mon
escalier ; un frisson me parcourt, je m'avance et distingue à peine la
silhouette d'un homme, il est aussi noir que la nuit. C'est le chef du village,
qui vient me demander un peu de pétrole. Il est le plus civilisé que je
connaisse, il possède, oh ! quel luxe ! une petite lampe Pigeon.
Nous allons nous coucher, sans même plus prêter attention
aux bruits de l'extérieur. Demain, au lever du jour, la cloche sonnera ;
les « piaches » (4) seront devant la porte, « angady » (5)
à l’épaule, attendant les ordres du vahaza pour creuser les canaux qui
amélioreront l'irrigation des rizières.
Simone DESCARRÉGA.
(1) Sakato : repas.
(2) Salaka : cache-sexe.
(3) Vahaza : le Malgache appelle ainsi l'Européen,
ce qui signifie étranger. Vahaza s'emploie couramment pour dire monsieur.
(4) Piaches : travailleurs au service du vahaza.
(5) Angady : sorte de pelle étroite et
tranchante, seul outil dont les Malgaches se servent pour effectuer les travaux
de terrassement et de Jardinage.
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