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Souvenirs de Saint-Pierre-et-Miquelon

Il a suffi d’une carte de Terre-Neuve (terre rattachée récemment au Canada) pour déclencher le choc émotif qui me reporte, tel un oiseau de mer, autour de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Quand la guerre m'y jeta, en 1942, je trouvai plusieurs milliers de bons Français, pareils à des naufragés cramponnés au flanc d'un îlot de porphyre, et qui se déchiraient cordialement entre eux.

Ces îles froides sont bien une épave, et notre hardi vaisseau, qui se perdit sur l'éperon américain, s'y brisa en deux masses : le Canada qui échut aux Anglais, et la Louisiane que Napoléon vendit pour vingt millions à la naissante Amérique.

La bataille de Québec ! Conçoit-on une flotte anglaise remontant la Seine, passant à Mantes inaperçue de la moitié de l’armée française, traversant Paris sans exciter l'éveil, pour débarquer vers la gare d'Austerlitz et prendre à revers le Panthéon !

Et cette Louisiane, qu'on s'imagine peut-être limitée aux bouches du Mississipi, constituait le tiers de la surface actuelle des États-Unis !

Spécialité française : tirer les marrons du feu ... Depuis lors, stoïquement incrustés sur ces îles mortellement froides, campés en leurs maisons de planches, attendant le prochain incendie, une poignée de purs Français : Bretons, Normands, Basques, tiennent bon contre les vents enragés, le glaçon hivernal, l’appât du dollar, les convoitises voisines, le métissage des races et des religions.

Chez eux, on mange du vrai pain de France ! Et, en 1943, un descendant du grand Lavoisier a réussi, contre vents et marées, le tour de force d'y aplanir un terrain d'aviation !

Le déduit annuel est la battue aux lapins. Tout Saint-Pierrais naissant chasseur, il y a beau temps que leur île n'a vu ptarmigan ni lapin. Mais un dimanche d'automne, au petit matin, la flottille des doris débouque du port. Elle défile au pied du cap à l'Aigle, où Chateaubriand, né troubadour, venait s'asseoir pour se chanter à lui-même ses exploits imaginaires et son fabuleux projet de découverte : traverser l'Amérique de Philadelphie à San Francisco, suivre la côte par l'Alaska, le Mackenzie, le Labrador et le Canada, en prenant garde de ne pas dépasser le pôle Nord !

À l'énoncé d'un tel itinéraire, Washington lui-même restera ébahi !

D'ailleurs, le culte de sa chimère n'empêchait pas René de bavarder avec les gentilles glaneuses d'airelles.

Passé le détroit qui isole le piton du Colombier, énorme donjon où niche un clan de macareux — ces lourdauds à gros bec qui filent en l'air comme des hirondelles, — l'escadrille traverse en dansant la plainte vert-bouteille et accoste au flanc de Langlade, qui est la petite Miquelon.

Une maigre escale en queue de vache indique un abri, de la dimension d'un tennis, où viennent se bloquer les barques. Les derniers à sauter à l'eau ne sont pas les toutous. Ils savent que « tout chien a son heure » et, depuis le départ, rembarrés à coups de gueule dans les tréfonds des doris, ils « espèrent un peu », bavant d’avance à la pensée de la prochaine ripaille.

Retardés par le souci d’amarrer la barque, les chasseurs se précipitent enfin au sentier, à qui gagnera le premier l'arbre de choix, le poste qu'ils guignent depuis l’an dernier.

Car Miquelon, plus fortunée que Saint-Pierre, possède plusieurs arbres, et même quelques assemblées d'arbres sur les pentes. Sapins tortus, sans âge, que, chaque hiver, des tonnes de neige et de glace écrasent en ressorts à boudin, mais toujours en ménageant un étroit passage, au ras du sol, afin que puise circuler le gibier. Car ces lapins endurcis n’usent pas de rabouillères, comme nos bourgeoises marmottes.

Donc, chacun, s'élançant vers un avorton d’arbre, enlace un tronc poisseux, se hisse à coups de coudes à travers un feutrage craquant de branches mortes, émerge à mi-corps d'un dôme de verdure — telle une grand'mère de sa crinoline — et se met en devoir d'échanger avec les marionnettes voisines, sourires et gestes de silence ...

Du haut de ces perchoirs, la vue est vaste et glacial, composée comme les tableaux polaires, de vastes compartiments sans détails, en noir, vert et blanc, rejoignant ainsi la simplification saharienne, en plaques noir et or.

Le plateau couleur de bruyère, informe comme tout ce qui n'a pas connu la sculpture de l’eau, montre des grappes de petits lacs sans frange de roseaux. Dans les .cavernes, au pied de la falaise, la mer tumultueuse s'engouffre et détone en coups de canon, puis s'étale, enchâssant les trois îles, et se ferme au nord sur la côte de Terre-Neuve.

Cependant, la meute des corniauds ingouvernables galope en tous sens, entretenant un concert de clameurs. Gent lapin passe et repasse, affolée. Les tireurs perchés fusillent au passage. À la détonation, les cabots voisins accourent à la curée, et le chasseur, impuissant, les voit étriper sa proie.

La fête battait son plein, dans une liesse de vogue limousine. Mais on appelle. Un accident ? ... Qui est-ce ? Le meilleur tireur de l'île, le maître « poulieur » Théophile, a simplement posé son fusil devant lui, sur le doux tapis vert comme une prairie. L'arme a glissé, tombant debout. La Crosse a heurt le sol, le coup est parti, emportant la moitié du pied de mon ami ...

La caravane, affligée, le rapporte. On l’opère, et, comme il ne buvait point, il guérit en un temps record, d'ailleurs prêt à recommencer.

Sur une barque amie, nous partions séduits par ces longs vols d’eiders, mâles blancs d’ivoire et canes brunes, qui s'étirent en fumées lourdes au ras des vagues, ou s'abattent au loin, sur un horizon de mer couleur de cendre.

Le vent est gai, mais froid ; la mer se gonfle et se creuse ; des séries de vagues passent en tumeurs menaçantes, grands soulèvements à vous couper l'haleine, et, par seaux, l'eau glacée vous dégouline le long du dos. Mais le bon canot se cabre, franchit l’obstacle fondant de la crête et, pesamment, retombe avec un choc sonore de son fond plat dans le fossé qui suit.

On a sorti les lignes, et déjà les maquereaux de plus d'une livre font leurs dernières cabrioles au fond de la barque. Voici les parages de l'île Verte, enchâssée d’écueils, que les alternances des vagues viennent lécher et découvrir, montrant des corps de phoques occupés à se repaître de varech.

Soudain, avec un soupir, la pulsation du moteur s'éteint. On le décoiffe et de grands corps engoncés de caoutchouc se penchent en grave consultation.

— Qu’est-ce que c'est ?

— Rien. Le tuyau d'adduction d'on ne sait quoi s'est fendu ...

-— J'avais pourtant bien dit ... ronchonne le patron.

Nous voici livrés au jeu des vagues, comme un carreau de liège d’un filet. Au moment d'être remplie par le rouleau d'eau verte, la barque soulève un peu l'épaule, tend son flanc arrondi et se rétablit en se dandinant. Ici, les courants venus du sud et de l'est se rencontrent et font de la baie une chaudière bouillonnante. Ces fleuves de substance incompressible se heurtent de front, s’escaladent en verticale et débouchent en surface, énormes puits artésiens, pour s'épanouir …

Par-dessous les courses parallèles des longues houles, on sent vaciller sous soi, tel un glacier gélatineux, cette masse glauque, vitreuse, fuyante, vertigineuse, qui s'isole du regard en s'enroulant dans une soierie de surface aveuglante où se jouent, dans l’inaccessible gouffre, les destinées, usages, sourds instincts de manger, fuir, survivre, ensemencer l'espèce aux lieux traditionnels qui commandent les migrations des colonnes sans nombre des enfants de la nuit ...

Putt, putt, putt ! ... Sans qu'on sache pourquoi, notre moteur de motocyclette a repris ses pulsations, rappelant les pétarades d'indignation de Victor Hugo émigré à Guernesey :

« On ne peut pas vivre sans pain,
On ne peut pas non plus vivre sans la Patrie ! »

Un jour nous entrions, non en doris, mais en morutier de haut pont dans la baie de la Grande-Miquelon. Un rempart de noires falaises protège contre le vent du nord le chétif village au bord de son étang, mais le livre sans abri au furieux vent d'est. Du gibier dansait sur les vagues, mais isolé : godes noir et blanc ; pigeons de mer aux pattes de corail, eiders habiles à juger de la distance ... L'un d'eux se trompa : au coup de fusil, il se débattit sur l'eau. Un gros bolide noir frôla mon épaule et, sans même toucher la rambarde, de la hauteur d'un étage, piqua dans la mer. C'était le terre-neuve du bord — le plus aimé sans doute de tout l'équipage, n'étant d'aucun parti. Luttant contre les vagues, il happa sa proie et la rapporta triomphant. Il fallait le voir, dignement assis sur le pont, ruisselant d'eau, les yeux mi-clos, recevoir les félicitations de ses amis, tandis qu'à ses pieds gisait le splendide oiseau de velours.

Terre-Neuve.

— Pour ceux qui vivent à Saint-Pierre, la tentation d'en sortir se fixe d'abord sur la côte de Terre-Neuve, qu'on voit au loin bourgeonner dans la brume, et souvent exhaussée en mirage. Depuis huit mois, je sentais l'appel de ce fragment de terre boréale, mais le chœur des objections s'élevait : le vent n'était pas bon pour aborder ; ou, si par hasard il l'était, signe infaillible qu'il allait tourner à l'est et nous empêcher de revenir ! Enfin, certain jour d'octobre, comme la mauvaise saison était imminente et que la chasse aux ptarmigans allait fermer, je bousculai les hésitants, obtins la bonne barque et le bon pilote, et l'on partit. Vu l'état de la mer, la « côté » en face étant inabordable, on irait trouver un port plus à l'est.

Le doris, appuyé d'une voile bouffante, défilait au large d'un rivage affaissé, où de rares maisons blanchies semblaient des carcasses de cachalots. En arrière de la route qui les relie, on n’apercevait que des pentes informes, couchées, désertiques. Un large chenal, où l'eau s'amortit entre deux imposantes collines, nous introduisit enfin dans un joli port ceinturé d'appontements de bois pourri.

La petite villa qui sert d'hôtel nous accueille avec cordialité et flaire avec envie le bon pain français que nous déballons. Mais, sans tarder, en chasse !

Passé les derniers moutons — de très beaux mérinos, — on s'élève dans un paysage qui n'a pas dû changer depuis le précambrien. La seule note exacte est de dire qu'il n'y a rien. On monte péniblement sur des croupes chauves, couleur de bure, mais, en fait, vêtues d'un feutrage masquant des trous perfides. Les pieds se prennent dans un lacis de sapins difformes, de basses broussailles, de saules nains enchevêtrés en piles de ressorts. Le tout ne dépasse pas le genou. Du haut de ces mornes ballons, on domine de larges fonds d'un jaune vénéneux, où l'eau, captive dans les mailles spongieuses de la tourbe, devient amère et ne retient pas même une bécassine.

Un soleil si bas que ses rayons obliques passent en tangente ; des eaux putrides qui ne coulent ni l'été ni l'hiver ; une végétation refoulée que, sept mois par an, le poids de la neige étouffe et comprime ; des teintes inertes pareilles à des reflets d'argent sur un drap de mort ; l'éternel silence que déchirent les reprises sifflantes du vent ; les pentes nues, labourées, rabotées par la reptation de glaciers disparus créent un ensemble oppressif, inhospitalier, haineux. Certes, on aimerait pénétrer dans l'intérieur, voir ces chapelets de lacs, ces bois que hantent les cerfs et les lynx, s'asseoir au petit feu des indigènes, mais pour retourner ensuite au pays de l'olivier et retrouver le foisonnement de vie sous les cieux bleu et or ...

Comment a-t-on pu se disputer avec acharnement cette côte maudite, où la joie de vivre semble inconnue ; ces terres d'angoisse, sans couleur, sans odeur, sans grâce, à l'atmosphère saturée de sel, et qui provoquent un frisson de cauchemar ?

L'ensemble lugubre s'anime lorsque part, dans un bruit de grelots, une compagnie de grouses. Le magnifique oiseau, tétras au sourcil écarlate, vêtu de blanc pur en hiver, de blond roux en été, paraît tout blanc au vol. Le groupe fuyant se déploie pour remonter une croupe, et l'on voit au loin cet éventail couleur de porcelaine glisser sur le brun mat des pentes et plonger derrière une crête arrondie.

Cependant, la gravure qui se burine sur le film de la mémoire est cette marche harassante, ces déplacements insensibles sur des surfaces sans repères, ces groupes de chasseurs perdus dans la lumière défaillante des lointains et que situe parfois l'écho sourd d'un coup de fusil ; ces formes du sol inachevées, matière première trop effondrée pour être chaotique, qui plongent leurs racines dans la mer scintillante et leurs fronts dans l'inhabitable inlandsis polaire ...

Et, soudain, l'imprévu charmant : au passage de ce débile ruisseau, ce bouquet de ptarmigans qui jaillit sous mes pieds, dans un cliquetis d'ailes, ces deux touffes blondes qui culbutent en l'air et qu'un enfant ravi poursuit, coiffe de ses mains et rapporte en les caressant.

Frédéric DE BÉLINAY.

Le Chasseur Français N°636 Février 1950 Page 123