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Et la belle mit son nez à la fenêtre

Un matin de septembre 1922, mon beau-père m'avait embauché pour tirer des cailles, le long de la route de L'Isle-Jourdain, sur les plateaux de Maisonnais. Ce sont des terres maigres, débris d'anciennes brandes fort étendues, exploitées maintenant, avec de médiocres avoines et des blés noirs où les cailles foisonnaient alors. Cela ne m'amusait qu'à demi ; en ce temps-là, j'avais des jambes de fer ; j'eusse préféré attendre le gros de la chaleur et courir la perdrix. Mais, la vie étant toute de concessions mutuelles, celle-ci allait de soi.

Le 12 septembre, dès l'aubette, nous attaquions nos brandes de la Florence, humides de rosée. À cette heure matinale, les troupeaux n'avaient pas encore dérangé les cailles cherchant leur provende sur les chaumes. On les y trouva, rusant au long des fossés buissonneux ; elles fuirent en remise dans les genêts à balai, dans les lisières d'ajoncs ; nous les y suivîmes, et, pour les relever, on se piqua les genoux et l'on se trempa bien les pieds. On en tua quelques-unes, on en manqua d'autres — moi du moins, car mon compagnon ne leur pardonnait guère. Après quoi, l'on recommença aux brandes de chez Thouraud et l'on finit par celles des Sarget. J'ai toujours eu horreur de bassotter derrière un chien qui choupille, le nez dans le sillon, derrière une caillette qui s'amuse à se ficher de lui — et de moi par-dessus le marché. J'en bâillais d'ennui. Enfin, vers l'étang Bobet, j'eus la consolation, dans une jolie coulée de prairie encastrée entre deux cornes de bois, de tuer un gris pour me désencailler.

L'heure du déjeuner venant, nous prîmes le ruisseau de chez Moreau pour rentrer sans chasser, en suivant ses fonds de prés. Cet humble ruisselet sort de ce qui fut l'étang des Vieilles Forges, aujourd'hui bien délabré. Par les étés secs, ce n'est plus qu'une vaste croûte de vase recouverte d'un océan de joncs. Il suffit pour absorber en son réservoir de bourbe le peu d'eau qui viendrait d'en haut, alors que les grandes pluies d'hiver gonflent le ruisseau et, à longueur de temps, lui ont fait entailler profondément l'argile du vallon.

L'été 1922 avait été fort beau et nous longions un lit strictement à sec. Ces années-là, le ru n'est qu'un fossé tari où pendent les racines des vernes, large d'un saut d'homme, profond d'autant. Par endroits, d'épais ronciers accrochés d'une rive à l'autre en masquent le fond. Plus loin, le ruisseau, toujours à sec, traverse les belles prairies de l'Étang Fondu, avant d'aller se jeter dans la Blourde par une pente raide.

J'avais alors mon jeune bleu pointérisé, Citron, et Miss, sa mère, une bleue très pure, chienne d'âge et d'expérience. Chemin faisant, tous deux prirent l'arrêt sur l'un de ces ronciers. Sans doute quelque lapin égaré venu de la garenne du Logis des Platz. Je me postai pour surveiller le fond du ruisseau et leur commandai de forcer. Citron se coula sous la berge. Miss attaqua d'en haut ; il y eut un vacarme inattendu, des crachats, des feulements de bête en furie. Je pensai qu'une chatte de métairie était venue là faire ses petits. Bonne affaire, nous allions purger le quartier de cette portée de scélérats. Miss ressortit, excitée, grondant, l'œil en feu, et chargea derechef. J'entendis craquer la ronce, un saut lourd et, dans un intervalle en dessous de moi, j'entrevis, le temps d'un éclair, une forte bête sombre, longue, dévalant le ru au galop vers la rivière. Au jugé, je lâchai mon coup de 8 à travers les ronces. Les deux chiens dévalèrent en flèche, égrenant quelques coups de gueule d'une voix pointue, et tout s'en fut.

Je restais effondré : la seule occasion de ma vie ! et je l'avais laissée filer. De loin, mon compagnon me héla :

— Qu'est-ce que c'est ?

— Une loutre.

— Allons donc ! Une loutre à pied sec, à plus d'un kilomètre de l'eau ? Voyons, vous êtes fou !

Il ne me le dit pas si net, les gens de son époque demeuraient toujours courtois. Il le pensa seulement, mais il le pensa bien.

— Si, si, je vous assure, c'en est une, et une belle. Peu convaincu, il me laissa à mon accablement, avec charge de ramener les chiens, et s'en fut vers les acacias des Platz pour gagner la passerelle de la Conche, d'où en quelques minutes il serait à la Ribardière.

— Ne vous pressez pas, je dirai que l'on vous tienne le déjeuner au chaud.

Belle consolation ! Je filai le long du ruisseau aussi vite que j'avais des jambes. Les chiens ne revenaient pas, peut-être mon coup de fusil valait-il mieux que je ne craignais. J'allais trouver ma bête morte et les chiens jouissant de son cadavre. Mais, après quelques centaines de mètres, l'espoir n'était plus qu'une petite lueur vacillante. L'Étang Fondu me découvrit ses prés déserts. J'apercevais déjà au bout du vallon la frondaison des arbres dégringoler vers la rivière, j'entendais la Blourde courir entre les roches et son bouillonnement sourd à l'écluse du Moulin. La bête avait gagné l'eau. C'était fini, manqué, manqué ...

Ce fut alors que reparut Citron. Il accourait, excité, l'échiné hérissée.

Voyant mon renfort, il bondit deux ou trois fois à ma poitrine, jappa de plaisir, pirouetta et repartit en vitesse.

J'arrivais au point où la pente douce du vallon se raidit, où le ruisseau élargi tombe vers la rivière par un lit de cailloux roulés, sous la voûte verdoyante des aulnes, entre deux berges de grosses roches usées par le glissement des crues d'hiver, parées l'été d'une dentelle de fougères rupestres, de mousses, de capillaires, de scolopendres — une délicate litho romantique.

Citron revint, agité. Surveillant si je le suivais bien. Je crois à l'intelligence, au langage de nos chiens. Ici, je n'ai pas le moindre doute, je tiens pour certain que sa mère l'avait chargé d'assurer la liaison et de me guider vers la bataille.

Elle avait lieu à mi-descente, à trois cents pas de la rivière. Peu s'en était fallu que la loutre ne gagnât l'eau et fût sauvée. La chienne montait sa garde au pied d'un éboulis de roches accrochées à flanc de terrain. Lorsqu'elle tourna vers moi une figure balafrée, je vis une large estafilade allant de la truffe à la tempe, entaillant la joue. Elle glissa le nez à l'orée d'une fente, grinça et se rejeta vivement en arrière. Dans la caverne, un feulement lui avait répondu : la prisonnière était là.

J'examinai les roches : une coulée verticale, aux interstices colmatés de terre et de lianes. Nulle autre issue que les deux bouts de cette cheminée trafiquée par les puants. À la gueule d'en haut, j'enfonçai à bout de bras ma veste en bouchon : la bête ne chercherait pas à forcer ce barrage. En bas, la garde des chiens valait tous les bouchons. La loutre était à nous : « Toi, ma belle, attends un peu, je vais te jouer une de ces cérémonies ... »

Au clocher de Luchapt, le carillon du curé piquait l'angélus de midi. La Tutulle devait s'inquiéter pour son rôti trop cuit et regarder si nous ne paraissions pas, au tournant, sous les chênes. Lorsque je rattrapai mon compagnon, il finissait de monter la côte et s'engageait sous les ormeaux de Barbarin. Manifestement, il ne croyait pas le premier mot de mon histoire.

— Voyons, c'est impossible ... Vous m'en racontez une ... Elle est forte, celle-là.

Enfin, je réussis à l'ébranler un peu, il consentit à me suivre. La vue de Miss ensanglantée leva tous ses doutes.

Perché sur le sommet de la berge, je renforçai la garde pendant qu'il allait à la Conche, le hameau tout voisin, quérir chez la Huguenote une fourche et deux bottes de paille. Il revint avec son chargement.

Sous mes pieds, la cheminée débouchait entre des fougères et des ronces, au ras d'une clôture de potager — clôture, par chez nous, cela veut dire que, parmi des épines et des églantiers, sur une frange de tessons de bouteilles et de vaisselle cassée, un vieux grillage pourri offre à la volaille l'attrait de ses passoires vers les plates-bandes. Avec un peu de chance pour elle, la loutre pouvait s'y glisser et disparaître sous des rames de haricots.

Je décidai donc d'enfumer par en haut. Les chiens eussent pu nous gêner, je les couplai un peu loin, au pied d'un pommier. J'extirpai ma veste de la coulée et y glissai un bon bouchon de paille à sa place.

Le respect de l'âge et la confiance que j'avais en son fusil commandaient de réserver les honneurs du tir à mon compagnon. Bien campé sur le large lit de gravier, il commandait la sortie basse. De la gueule du terrier, l'assiégée devait l'apercevoir, mais il ne lui restait d'autre choix que mourir « par le plomb ou par le feu ». La flamme brilla dans le trou noir. Ce ne fut pas long.

— Je viens de la voir, prévint mon beau-père.

Je bourrai plus avant une forte fourchée de paille, dans un crépitement d'étincelles, et me penchai pour voir, sur le ruisseau. Une sombre petite tête ronde, au petits yeux fendus, mit le nez à la fenêtre, se retira, puis cette curieuse tête de phoque reparut, suivie d'un corps bas sur pattes, souple et trapu. Mais, chose étrange, la bête, terrorisée, ne bondit pas pour franchir d'un saut le découvert — c'eût été sa mince chance de salut, — elle se rasa, rasa, à plat sur les graviers, avec les gestes cauteleux d'un félin rampant vers une proie ; elle se coula au ralenti, collant au sol, presque incrustée dans la pierre.

Un fusil se leva, visa l'épaule, le coup résonna sous les vernes : la loutre avait vécu.

Comme je la soulevais par les pattes de derrière, un peu de sang me poissa les doigts, je sentis fléchir un tibia ; je regardai : quelques plombs de mon 8 avaient su crever le roncier et garnir l'arrière-main. Juste assez pour raccourcir son train et l'obliger à terrer.

Un beau grand mâle, à la sombre fourrure douce, aux reflets de velours mêlés de quelques fils d'argent ; 23 livres, 1m,15 de bout en bout.

Si quelqu'un en France a jamais enfumé une loutre, qu'il me le dise, je ne serais plus le seul. Mais je doute fort qu'il se rencontre un confrère pour me disputer cette couronne.

Albert GANEVAL.

Le Chasseur Français N°637 Mars 1950 Page 133