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Au Canada

La piste perdue

Aujourd'hui, je vais chercher ma provision de galettes chez Frenette, mon compagnon et professeur de piégeage, dont la hutte se trouve à une vingtaine de kilomètres de la mienne. Le froid est vif ; une trentaine de degrés au-dessous de zéro ; dans la plaine et sur les lacs, il doit « poudrer » (brouillard). Comme le terrain est plat, je n'utilise jamais de bâtons de ski, mais, en déplaçant mon poids tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre, j'avance rapidement en longues glissades rythmées. Mon chien « Grand Visage », qui traîne la luge, a de la peine à me suivre. Chemin faisant, un coup d'œil à mes pièges et à mes collets.

Un bruit de branches cassées me fait stopper brusquement ; à quelques pas en avant, un loup de prairie (coyotte) proprement cravaté par le fil d'acier se débat furieusement. Le bâton auquel est fixé le collet se décroche de la cépée de saule, et le voilà qui détale en faisant voler la neige. Il ne s'arrêtera que lorsque le bâton se prendra dans un nouvel obstacle ; j'attache mon chien à un arbre, et je déchausse mes skis, inutilisables dans ce terrain coupé ; la neige est épaisse et j'avance péniblement. Le loup est enfin empêtré dans un buisson ; c'est une bête splendide, qui, le fait est rare, montre ses crocs ; n'approchons pas trop près. À cinq pas, je lui envoie une balle de 12 entre les deux yeux ; il tombe foudroyé. Je le charge sur mon dos et rejoins Grand Visage, qui m'attend, très excité.

J'allume un grand feu et dépouille ma prise ; malgré la flamme proche, mes doigts sont gourds, et l'opération me prendra plus d'une heure ; dans ma boîte de fer-blanc, je fais fondre de la neige ; une tasse de thé noir et bouillant va me ravigoter. J'arrime la fourrure sur la luge, et nous partons. Un trappeur est toujours joyeux après un succès, et je grignote les kilomètres allègrement.

Mais voici le lac Orignal, je suis donc à moitié route. Sur la surface unie et dure, nous avançons rapidement, moi et mon chien, mais la forêt ne nous protège plus, et le vent, qui nous mord cruellement la figure, soulève la neige très haut ; on ne voit pas à dix mètres. Voici enfin la berge opposée ; tout le lac est entouré d'un épais banc de neige non tassée que je ne pourrai franchir qu'en suivant l'étroit routin dur et résistant de ma vieille piste ; mais je ne le vois plus ce matin ! Prudemment, j'avance. Crac ! me voilà enlisé dans six pieds de neige et, avec moi, Grand Visage et la luge. Il me faut de longues minutes pour déchausser mes skis et dételer mon chien ; je retourne en arrière sur le lac et de nouveau, en tâtant le sol du pied, je cherche à retrouver ma piste ; trois tentatives, trois effondrements, avec de la neige jusqu'au cou.

Sans être absolument tragique, la situation est agaçante ; pas question de passer la nuit sur le lac, par un tel froid ; sans feu, je succomberais vite ; d'autre part, quel travail ce serait de creuser une tranchée à travers ce banc de neige qui a bien dix à quinze mètres de large, et cela sans outils de terrassier.

Quand tout va mal, il faut d'abord calmer ses nerfs : je m'assieds donc sur la luge et j'allume une pipe. Réfléchissons ... Il me vient enfin une idée : essayons. Je longe le banc en excitant mon chien de la voix. Grand Visage semble comprendre ma détresse, il s'agite, le nez au sol comme un spaniel en quête d'un gibier ; il va, vient, très affairé ; enfin un jappement joyeux ! Il s'élance sur la piste retrouvée qui franchit le banc et s'enfonce dans le bois.

Nous serions en France que j'embrasserais mon brave chien, mais, ici, dans ce rude pays du Nord, les effusions ne sont pas de mise ; à quelqu'un qui vient de vous sauver la vie, on se contente d'un « merci, mon vieux ». La reconnaissance est aussi profonde, mais on fait moins de gestes et on évite les grands mots. « Grand Visage, mon vieux chien, c'est parfait. » L'ayant ainsi remercié, j'attelle mon sauveur à la traîne (luge), et, cette fois, nous partons sans encombre.

Avant la nuit, nous arrivons au shack (1) de Frenette, et près du poêle qui dégage une si bonne odeur de bois j'ai vite oublié mon aventure. Grand Visage aura tout de même une friandise ce soir.

Frenchy BOL.

(1) Shack : hutte en troncs d'arbres.

Le Chasseur Français N°637 Mars 1950 Page 136