Accueil  > Années 1950  > N°637 Mars 1950  > Page 140 Tous droits réservés

Histoires ! …

Comme tant de fois nous l'avions fait, comme tant de fois je l'espère nous le ferons encore, nous abordâmes pour déjeuner à la pointe de « Pédros », sous le seul bouquet de pins qu'il y eût sur cette aride colline.

Le menu fut celui que, de tous les temps, nous avions mangé là à cette époque : quelques coquilles, une impressionnante bouillabaisse d'anguilles, appelée là-bas « Pignate », et de superbes loups de l'étang, pêchés le matin même, que nous mîmes à la broche au-dessus d'un feu de tamaris et de branches de pin. Tout cela arrosé d'un joli vin de Corbières, notre fromage accompagné par un grenache du pays, cousin germain des Banyuls, plein de feu et de soleil.

Comme toujours, la conversation revint immanquablement à la chasse, et nous étions, sur ce sujet, intarissables.

Les chasseurs, souvent, passent auprès des profanes pour des « Marseillais » ; eh bien, non ! un chasseur, un vrai, n'est pas menteur et ne peut paraître mentir qu'auprès de ceux qui ignorent tout de ce qu'est la chasse et de ce qu'est cet élément infiniment étrange et passionnant qu'on appelle « le gibier ».

Quel est le chasseur qui, au cours de sa « vie de chasseur », n'a pas assisté à des spectacles extraordinaires, à des phénomènes étranges ?

Nous pourrions, i1 me semble, raconter ici des histoires absolument étonnantes sur les attitudes du gibier, le comportement des chiens, certains coups de fusil ahurissants, toutes histoires vraies et que les non-chasseurs prendraient pour des galéjades.

Voulez-vous me permettre, en quelques mots, de vous conter celle-ci ?

« Je chassais un jour dans la très belle propriété d'un de mes amis, propriété où abondaient les lapins, et dans laquelle on pouvait aussi réussir de beaux tableaux sur le perdreau.

» Le temps était sec et beau, quoique froid, et je poursuivais ardemment une compagnie de perdreaux qui filait « grand largue » chaque fois que j'approchais. Je parcourais une vigne en espalier et marchais perpendiculairement à un talus dont la crête était broussailleuse. Lorsque je parvins au milieu de cette vigne, un superbe coq s'enleva dans un énergique ronflement de ses ailes. Il piqua droit sur le talus et je le tirai au moment où il le franchissait au ras des broussailles. J'atteignis mon but et le perdreau culbuta, frappé en plein vol.

» Mon chien partit le ramasser, et je continuais mon chemin, quand je vis mon setter à l'arrêt. M'approchant, je vis au nez du chien, au milieu des hautes herbes, un lapin qui achevait de mourir. Le ramassant, je pus constater sans une hésitation qu'une partie de ma charge lui avait broyé les reins. Le sang coulait encore, tout frais.

» Mon coup de fusil avait donc eu deux résultats. L'explication était toute simple. J'avais tué le perdreau lorsqu'il passait au ras des herbes de la crête du talus, et la partie basse de la gerbe de plomb avait tué le lapin, gîté au soleil dans les hautes herbes, juste au-dessous de la ligne de vol de mon vieux coq.

» Le fait n'est peut-être pas exceptionnel, mais essayez donc de faire croire aux non-convertis qu'en tuant un perdreau vous avez un jour du même coup de fusil tué un lapin !

» Et celle-ci encore, cette histoire de ressuscité ! Quelques amis ayant organisé une battue au sanglier, j'acceptai leur invitation, car ils m'avaient compté au nombre des chasseurs.

» Nous partîmes donc de grand matin, afin d'être prêts à découpler à l'aube.

» Mes amis, fervents de battues à la grosse bête, comptaient pouvoir chasser un superbe solitaire qui, depuis quelque temps, hantait les parages où nous parvînmes quelques instants avant le lever du soleil.

» Le garde et l'organisateur de la battue amenèrent les chiens qui, peu de temps après, prirent la voie.

» La chasse fut très vite rapide, car la voie chaude excitait nos vendéens. Hélas ! la meute s'éloignait de moi et, dans le grand bois de chênes, je ne distinguai bientôt plus qu'un murmure confus.

» Sans bouger de place, je pris alors mes dispositions pour faire honneur à un bon déjeuner. Le vent était pour moi, l'air limpide et calme. Un merle sifflait là, tout près, dans les taillis, et de minuscules petits oiseaux sautillaient de branche en branche, tournant autour d’elles, les piquetant de leurs becs rouges.

» Les heures coulaient, lentes et monotones. Pourtant, peu à peu, je commençai à distinguer la grande voie de nos chiens. Je secouai mon engourdissement et, à tout hasard, pris mon fusil sur le bras.

» Quel ne fut pas mon étonnement quand, tout à coup, je vis déboucher du milieu des broussailles, avec un grand bruit de branches cassées, un énorme sanglier qui, en bougonnant, vint droit sur moi. Malgré mon émotion (car je ne m'attendais pas à voir le sanglier aussi loin des chiens), je visai posément et mon coup de fusil à 30 mètres fit rouler la grosse bête qui, tout de même, put se relever. Je répétai alors et eus la joie de voir mon solitaire étendu à terre, immobile, avec seulement, dans ses poils hirsutes, comme un imperceptible frisson, une crispation légère qui ne m'empêcha d'ailleurs pas d'approcher.

» Je soufflai alors dans la corne qui m'avait été confiée, signalant ainsi à mes amis l'heureux dénouement de la chasse. Ceux-ci ne tardèrent pas à arriver, ceux du moins qui étaient mes voisins.

» Nous contemplâmes alors le sanglier qui, il faut le dire, était une bête splendide, dépassant largement les 100 kilos, et chacun y allait de son appréciation. L'un admirait la tête énorme, l'autre la rudesse des poils, l'autre la musculature. Nous poussions du pied cet impressionnant solitaire, afin de repérer les blessures qui avaient amené la mort. L'une de ces blessures se trouvait au défaut de l'épaule droite et saignait ; l'autre, sur le côté droit du crâne, laissait sourdre un mince filet de sang.

» Nous étions là depuis un assez long temps lorsque les chiens, exténués, arrivèrent en hurlant.

» Alors ce fut un drame d'une rapidité extraordinaire. A peine le premier des chiens fut-il à quelques mètres du sanglier que celui-ci bondit avec une force prodigieuse et, renversant d'un violent coup de boutoir le chien qui, devançant les autres, s'accrochait à lui, s'enfuit en grondant. La meute, arrivant alors, couvrit l'énorme bête, mais rien ne l'arrêta. Il s'enfuit, traînant après lui quatre de nos chiens.

» Vous décrire quelle fut la stupéfaction de mes amis et la mienne est chose impossible. Nous restâmes plantés là, immobiles au milieu du chemin, regardant s'enfuir ce ressuscité, ce sanglier phénomène, coiffé de quatre chiens hurlants.

» Reprenant nos esprits, nous suivîmes la voix hargneuse des chiens, mais tout d'un coup ce fut le silence, l'impressionnant silence, qui est d'autant plus intense qu'il succède à de discordantes clameurs.

» Nous eûmes bientôt l'explication du drame. En effet, une étroite mais profonde crevasse barrait à cet endroit le chemin. Le sanglier avait roulé au fond de ce « cañon », entraînant avec lui deux des quatre chiens qui le harcelaient.

» Après un long détour, parvenus au fond de cette étroite gorge, nous pûmes admirer l'étrange solitaire qui, dans un ultime sursaut de son être, avait si extraordinairement animé la fin de cette journée. Il était bien mort cette fois, mais, hélas ! près de lui, nos deux chiens gisaient eux aussi, le corps broyé par la chute. »

Eh bien ! qu'en dites-vous, messieurs les railleurs ? Et si je vous racontais encore l'histoire du pointer dont l'arrêt était si ferme qu'on eut un jour le temps de déjeuner avant qu'il ne le quitte ! Et celle de la chienne qui allaitait des renardeaux ! Et celle ... celle ... que je vous conterai la prochaine fois.

P. BOURREL.

Le Chasseur Français N°637 Mars 1950 Page 140