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A propos des "Corégones"

Orage sur le lac

L'article fort intéressant paru dans votre numéro 633 du mois de novembre dernier, sous la signature de M. R. Portier, relativement aux corégones, m'a remis en mémoire un fait qui, je crois, sera susceptible de retenir l'attention de vos nombreux amis lecteurs et amateurs de pêche visant le poisson de qualité.

Pendant de nombreuses années, j'allais régulièrement passer mes vacances sur les bords du lac d'Annecy, plus précisément à Duingt, et, bien entendu, la plus grande partie de mon temps était consacrée à la pêche. J'avais le bateau indispensable à ma disposition et, soit à la ligne, soit au plombier, et souvent aussi à la traîne, je réussissais des pêches fort satisfaisantes et comportant parfois des pièces vraiment sensationnelles à côté de celles capturées en rivière. Gardons et perches de plusieurs livres étaient chose courante, et j'eus même une fois la rare surprise de prendre à la traîne une brème de 5 livres 200 très exactement. Cette surprise fut d'autant plus vive que j'ignorais l'existence des brèmes dans les eaux du lac.

Mais et sans doute parce que je me cantonnais dans la ravissante baie de Duingt, très certainement aussi par mon manque d'habileté, de connaissance du lac, de ses fonds et des habitudes de ses hôtes, jamais il ne m'est arrivé de pouvoir monter dans ma barque truites, ombles chevaliers et encore moins corégones.

À propos de cette dernière catégorie, j'en ai vu cependant capturer un spécimen sous la forme d'une fera pesant un peu plus de 6 livres ; c'est, d'ailleurs, le seul corégone que j'ai pu voir au cours de mes séjours au bord du lac d'Annecy.

C'est, autant que je m'en souvienne, durant un séjour en septembre 1926 que j'ai pu contempler ce poisson « phénomène », que je crois être assez rare à Annecy et qui fut capturé dans des circonstances curieuses et qui valent d'être dites, ainsi que vous allez pouvoir en juger.

Après une journée vraiment caniculaire, le temps changea brusquement durant la nuit, et un violent orage éclata entre 4 et 5 heures du matin. Coups de tonnerre formidables qui allaient se répercutant à l'infini, éclairs fulgurants qui semblaient couper en deux la voûte céleste se succédaient sans cesse, et j'eus l'impression que la foudre était tombée à plusieurs reprises dans les environs immédiats ; je ne m'étais, en effet, pas trompé !

Cependant, tout était rentré dans l'ordre au début de la matinée et, le temps s'étant éclairci, je décidai d'aller faire un tour ; mes pas me conduisirent à l'embarcadère proche de la presqu'île de Duingt, sur le petit lac.

Arrivé là, mon attention fut attirée par les allées et venues d'une barque manœuvrée par un jeune garçon venant en famille passer l'été à Duingt et que je connaissais. Sa barque allait tantôt à droite, tantôt à gauche, sans que je pusse réaliser le but de la manœuvre, mais il me sembla cependant voir, à un moment donné, quelque chose s'agitant faiblement dans l'eau, non loin de là. Presque aussitôt, je vis le jeune homme se lever, prendre une des rames et en frapper violemment l'eau plusieurs fois ; puis lâcher l'aviron, se saisir de son écope, se pencher et tenter de faire sauter dans la barque ce que je ne devinais toujours pas. Brusquement, et après avoir jeté l'écope, il se penche, plonge les bras dans l'eau et, à ma grande stupéfaction, se relève en disant : « Je l'ai », et je le vois jeter au fond de son bateau un volumineux poisson.

Je l'interpellai aussitôt et, m'ayant reconnu, il vint accoster à l'embarcadère ; je pus alors contempler sa prise, dont il ne revenait pas lui-même et qui, ainsi que nous le vîmes peu après, n'était autre que la fera dont j'ai parlé plus haut. Le jeune pêcheur, tout ému, m'expliqua que, circulant sur le lac sans but précis, il avait vu un poisson de belle taille flottant à la surface, se couchant d'un côté, puis de l'autre, et qui ne parvenait ni à nager, ni à reprendre du fond. N'ayant ni gaffe ni épuisette, il avait dû employer les moyens cités plus haut pour tenter de s'emparer de la bête.

Je portai le fait à la connaissance de pêcheurs de l'endroit, qui m'expliquèrent qu'il arrivait assez fréquemment qu'au cours d'orages violents la foudre tombait directement sur le lac, pour se perdre Dieu sait où, et qu'il arrivait qu'elle commotionnait des poissons même de grand fond, qui, peu à peu, montaient à la surface sans défense possible à cause du choc reçu. Je ne sais si cette explication est plausible : je la cite telle qu'elle me fut donnée, mais en me félicitant d'avoir pu, grâce à ce phénomène, admirer une pièce vraiment rare et bien faite pour .agrémenter les rêves des pêcheurs.

Et cette féra, allez-vous vous demander, qu'est-elle devenue ? Oh ! mon Dieu, elle a eu très simplement le digne sort qu'elle méritait, car le jeune pêcheur improvisé, suivant le conseil qui lui fut donné, remonta en barque, traversa le lac pour se rendre à Talloires, où le propriétaire d'un restaurant fameux entre tous la lui paya, ma foi, un bon prix, encore que n'atteignant pas ceux pratiqués aujourd'hui ! Quels furent les élus appelés à savourer cette chair délicieuse et préparée de main de maître, je l'ignore, mais j'avoue que j'ai toujours regretté de n'avoir pu me compter au nombre des convives, et je le regrette plus encore maintenant que je connais, grâce à M. Portier, la valeur comestible de cette rare et noble féra !

C. JEANNOT.

Le Chasseur Français N°637 Mars 1950 Page 150