Accueil  > Années 1950  > N°637 Mars 1950  > Page 185 Tous droits réservés

Avion géant français

L'Armagnac

Nous avons vu, au cours de notre causerie de janvier, la place importante que s'apprêtait à prendre l'avion commercial à réaction. Nous y prévoyions, pour les années 1952 ou 1953, la suprématie presque totale qu'il aurait acquise à cette époque.

Néanmoins il ne faudrait pas croire que l'étude et la mise au point d'avions commerciaux équipés de moteurs à pistons soient totalement stoppées chez les constructeurs du monde entier. Il n'en est rien. Des ingénieurs fameux prétendent que le moteur à pistons n'a pas dit son dernier mot, et, au cours de liaisons Amérique-Europe et Europe-Amérique, les plus récentes cellules américaines équipées de nouveaux moteurs à pistons ont réalisé des moyennes de 600 kilomètres à l'heure, soit un gain de près de 180 kilomètres à l'heure sur la moyenne habituelle.

Malgré les performances sensationnelles de leur fameux « Comet », les Anglais n'en poursuivent pas moins fiévreusement la mise au point de leur géant, et orgueil national, le « Brabazon », transatlantique pour 100 passagers.

Avant même que cette mise au point ne soit terminée, une nouvelle version est déjà entreprise pour être équipée de turboréacteurs, ou de turbopropulseurs, car, contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'adaptation de moteurs à réaction sur des appareils conçus pour recevoir des moteurs classiques ne pose pas des problèmes insurmontables et n'exige pas une modification radicale des cellules.

Nous avons donc pensé intéresser nos lecteurs en leur présentant aujourd'hui la réplique du « Brabazon. » anglais : notre géant SE-2010 « Armagnac ».

Celui-ci avait terminé fin décembre 49, sans publicité tapageuse, une première série d'essais, totalisant cent quarante-cinq heures de vol, dans le Midi de la France.

Il a repris, le mois dernier, une seconde série d'essais avec ses moteurs définitifs; il est probable que sa première liaison France-Amérique, pour laquelle il est destiné, ne tardera guère.

Qu'est-ce que l'« Armagnac » ?

— Fin 1945, les ingénieurs de la S. N. C. A. S. E. reçurent l'ordre d'étudier un avion transatlantique pouvant transporter un minimum de 50 passagers en cabine étanche, munie de couchettes, à une vitesse de croisière de 450 kilomètres à l'heure sur une distance de 5.000 kilomètres, à 6.000 mètres d'altitude.

Une maquette rapidement réalisée faisait, quelques mois après, des essais très réussis en soufflerie ; une commande ferme était enregistrée et le premier appareil grandeur était mis en chantier. Il devait s'appeler « Armagnac ».

Plus de 75 tonnes en ordre de vol. — Au début de l'année 1949, le géant des airs décollait pour la première fois, piloté par les ingénieurs Nadot et Gally ...

Quadrimoteur de 14.000 CV aux lignes classiques, son fuselage est de section cylindrique, à une seule dérive ; l'aile est du type « cantilever » et munie des dispositifs hyper sustentateurs les plus récents. Son train d'atterrissage est du type tricycle, supprimant ainsi la traditionnelle roulette de queue. Ses immenses réservoirs de carburant, emmagasinant 20 tonnes d'essence, sont compris dans la structure : 49 mètres d'envergure ; 40 mètres de longueur ; 13 mètres de hauteur à l'empennage vertical (dérive) ; une surface portante de 236 mètres carrés, telles sont ses principales caractéristiques. Les calculs des ingénieurs avaient laissé prévoir qu'il obtiendrait son certificat de navigabilité au poids total de 72 tonnes. En réalité, tous ces espoirs sont dépassés et il est probable qu'il obtiendra ce certificat à plus de 75 tonnes. Dans l'entourage immédiat des metteurs au point, l'on a parlé confidentiellement de 80 tonnes ...

Ses performances. — Les calculs des ingénieurs laissaient espérer une vitesse de croisière de 460 kilomètres à l'heure. Aux essais, l'« Armagnac »a réalisé des « pointes » en palier à 650 kilomètres à l'heure. Ce qui laisserait entrevoir une vitesse de croisière très supérieure à 500 kilomètres, avec ses moteurs actuels. Il décolle remarquablement en 1.000 mètres et s'immobilise à l'atterrissage en moins de 900 mètres, grâce à ses freins et ses volets de courbure. Son autonomie de vol atteint plus de 6.000 kilomètres.

Des aménagements luxueux et confortables. — Les ingénieurs spécialistes de l'aménagement et du son ont poussé très loin le souci du confort et du luxe à bord de l'« Armagnac ». Air-France, qui a passé commande de dix appareils, veille particulièrement à cet aménagement. Plusieurs versions seront réalisées suivant l'utilisation qu'elle doit en faire.

Le nombre de places variera suivant les distances à parcourir : 80 à 120 passagers pour des parcours de 2.000 à 3.000 kilomètres ; 50 passagers bénéficiant de couchettes, sur Paris-New-York. Installations sanitaires et culinaires ultra-modernes ; la bonne cuisine française sera de rigueur à bord de l'« Armagnac ».

L'équipement et les appareils de bord ont fait l'objet d'innovations et d'une minutieuse mise au point. Les cabines pressurisées des passagers seront alimentées en air conditionné.

Tous les éléments de l'avion sujets au givrage sont protégés par une installation de dégivrage thermique automatique. Évidemment l’« Armagnac » bénéficie aussi des derniers appareils réalisés dans le domaine du radio-guidage.

Versions futures.

— Une série de dix appareils est actuellement en cours de montage dans les ateliers de la S. N. C. A. S. E. ; ils doivent sortir très prochainement à la cadence de un par mois. Ils bénéficieront de légères modifications et d'importantes améliorations comparativement au prototype. La mise en service sur Paris-New-York du premier « Armagnac » est prévue pour 1951. L'« Armagnac » sera donc un avion de classe internationale supportant aisément la comparaison avec les plus récents « Constellation », ou même avec le « Strato-Cruiser ».

Sans trahir aucun secret, il est logique de supposer que les ingénieurs de la S. N. C. A. S. E. voudront réaliser très prochainement une version de l’« Armagnac » équipée de turbo-propulseurs ou de turboréacteurs. Il faudra s'attendre alors à des performances considérablement accrues.

Si nos ingénieurs parviennent à ce résultat, ce sera une brillante et double victoire de notre industrie aéronautique ...

Souhaitons qu'ils réussissent !

Maurice DESSAGNE.

Le Chasseur Français N°637 Mars 1950 Page 185