La découverte de vastes forêts de bois de quebracho situées
dans le Chaco (république Argentine) fut l'aurore d'une nouvelle industrie. Ces
arbres, dont les fibres sont extrêmement dures et absolument imputrescibles,
contiennent 27 p. 100 de tanin pur d'une qualité bien supérieure à celui
que l'on tire du chêne ou du manguier. De puissantes compagnies ne tardèrent
pas à organiser la conquête de ce Nouveau Monde, cherchant à mettre en valeur
ces solitudes auparavant inexploitées. Elles construisirent de nombreux réseaux
ferrés à voie étroite, pour l'exploitation de ces arbres sylvestres.
À cette époque, j'étais affecté au service des travaux de la
Compagnie des chemins de fer de la province de Santa-Fe. Ma dernière mission dans
ce Chaco immense venait de se terminer et le travail au bureau d'études allait
commencer.
Calfeutré dans une vaste pièce tapissée de cartes, cette vie
sédentaire n'était pas faite pour me plaire et convenir à mon tempérament
ardent de broussard. Je me morfondais à mettre mes notes au net, tournant et
retournant les pages d'un carnet de campagne dont les feuilles étaient
tachetées de grosses gouttes de sueur et maculées de moustiques écrasés.
Un jour, enfin, l'un de mes compagnons de travail vint me
prévenir que l'ingénieur en chef désirait me parler. L'espoir d'une nouvelle
mission me fit aussitôt abandonner crayons et projets. Le cœur battant, j'allai
me présenter à mon chef.
C'était bien ce que je pressentais ; j'étais chargé
d'aller étudier un nouveau tracé de chemin de fer au milieu de la forêt vierge
du Chaco.
Heureux de cette bonne nouvelle, je m'apprêtais à me
retirer, quand l'ingénieur me fit savoir que l'agent que je devais remplacer
avait été assassiné par les Indiens Guaranis.
— Je tâcherai d'avoir plus de chance que mon
prédécesseur, lui répondis-je.
— Vous acceptez malgré tout ? me demanda-t-il en
insistant.
— Oh ! vous savez, monsieur l'ingénieur, les
Indiens ne sont pas aussi terribles que les moustiques ...
En riant, il me serra la main et me souhaita bon voyage.
Quelques jours plus tard, je prenais le train pour la région
du Chaco. Un Argentin, nommé Caseros, ayant vécu avec les Indiens Guaranis,
m'accompagnait pour me servir de contremaître et d'interprète. Nous emportions
dans cette expédition, en plus de nos appareils topographiques, cinq tentes,
une caisse de conserves et un certain nombre de carabines. Le voyage dura plus
d'un jour. Il fut pénible et monotone sous un soleil de plomb, incommodés par
les poussières asphyxiantes qui nous obligeaient à boire à chaque arrêt du
train. Nous traversions des forêts sombres, rabougries et touffues, sans
grandeurs et sans beauté. À chaque station, nous trouvions des amas de bois de
quebracho, traînés par des bœufs ou des chevaux jusqu'aux immenses grues en
bois qui les mettaient sur wagons. Notre premier soin, en attendant notre
matériel de campement, fut de nous procurer des chevaux, puis de chercher deux
indigènes connaissant la région, pour nous aider à reconnaître tout d'abord la
richesse en bois de quebracho et à sélectionner les endroits les plus denses en
arbres de cette essence, afin d'y tracer notre projet, ébauché par mon
prédécesseur.
Nous venions de trouver un métis, bon bûcheron, connaissant
les sentiers existants. Nous nous mîmes à la recherche du second, qui nous
servirait de cuisinier. L'on nous indiqua une case construite dans la forêt,
non loin du village, et habitée par un Indien Guarani.
D'un galop de nos chevaux, Caseros et moi, nous empruntâmes
un étroit sentier qui nous conduisit devant une case bâtie de branches et de
boue, recouverte de feuillage. Un Indien paraissant âgé d'une trentaine
d'années, assis sur un tronc d'arbre, touchait de la guitare. À ses pieds était
couché un chien et, plus loin, trois poules picoraient les débris d'un nid de
termites.
À première vue, l'homme était sympathique, sa physionomie
était empreinte de sérénité, ses gestes calmes, ses yeux doux. Il était vêtu,
comme le sont tous les Indiens à demi civilisés, d'un caleçon et d'une chemise
de cotonnade grossière.
Caseros lui demanda s'il voulait nous accompagner dans notre
expédition et nous servir de cuisinier. Mon interprète me traduisit :
— Il demande combien de temps durera notre expédition
dans la forêt.
— Environ six mois, répondis-je.
— Mañana, répondit l'Indien, en me regardant.
Persuadé qu'il avait compris ma réponse, je le priai, toujours dans la langue
de Cervantès, de venir aussitôt que possible. Devant son silence, je me rendis
compte qu'il ne parlait pas l'espagnol. Caseros insista. L'indien répéta à
nouveau : Mañana.
— Il ne connaît que ce mot, m'expliqua mon compagnon,
mais demain il viendra nous rejoindre. L'homme s'était remis à toucher sa
guitare.
— Et, dis-je encore, combien veut-il gagner ?
Caseros traduisit à nouveau :
— Il ne veut aucun appointement, mais tout ce dont il
aura besoin.
— C'est un fou ou un naïf ... soufflai-je à mon
compagnon.
— Non, me répondit Caseros, n'attachez aucune
importance à ses prétentions, qui ne peuvent aller au delà du strict
nécessaire.
— D'accord, dis-je pour conclure. Et comment
s'appelle-t-il, ce novateur en matière de salaire ?
— Jokami.
— Hasta mañana, Jokami ...
Et nous regagnâmes le village.
Le lendemain, Jokami ne vint pas. En dépit de son absence,
nous installâmes, aidés par le métis, notre campement aux abords de la petite
agglomération. Le jour suivant, nous ne vîmes pas non plus Jokami ... j'en
conclus qu'il ne viendrait plus.
— Oh ! vous savez, m'objecta Caseros, il nous a promis
pour demain : ce n'était qu'avant-hier ...
Je savais déjà que ce pays était celui de la Mañana, ce
mot magique qui permet de résoudre toutes les hésitations. Il supprime tout
effort immédiat, solutionne toute conversation ennuyeuse et permet d'échapper à
toute responsabilité. Mañana, c'est la clé du bonheur des Sud-Américains
blancs, noirs ou rouges, et je compris pourquoi ce mot formait, à lui seul, le
vocabulaire espagnol de Jokami.
— Cependant, fis-je observer à Caseros, voici deux
jours que nous attendons notre cuisinier ...
— Il viendra sûrement demain, me répondit-il lui aussi.
Le lendemain, Jokami arriva avec son chien et, pour tout
bagage, un vieux fusil de traite, se chargeant par le canon, ainsi qu'une poule
morte, qu'il tenait par les pattes. Il s'avança vers nous en souriant, comme
heureux de n'être pas trop en retard ... Je l'accompagnai jusqu'à la tente
qui lui servirait de case, à lui et au métis, et aussitôt il se mit à plumer sa
poule. Comme Caseros lui demandait pourquoi il n'était pas venu au jour fixé,
il nous répondit qu'il avait mangé ses deux poules et que, pour ne pas être
trop en retard, il avait apporté la troisième, qu'il allait préparer pour le
dîner. En effet, le soir, il nous servit sa poule cuite à la broche, que nous
trouvâmes délicieuse.
Notre exploration à travers la forêt, pour découvrir et
localiser la partie la plus riche en bois de quebracho, se poursuivit avec
célérité et bientôt, l'étude préliminaire terminée, nous allions nous avancer
dans les bois et entreprendre le tracé définitif. À cette nouvelle, Jokami vint
me trouver pour me montrer sa garde-robe se composant de deux chemises et de
deux caleçons en mauvais état.
Me souvenant du contrat verbal où nous avions conclu, par
tacite-acceptation, de lui donner tout ce dont il avait besoin, je lui
présentai un billet de cinquante piastres, qui constituait la moitié de son
gain réel depuis qu'il était à mon service. Comme mon cuisinier me donnait
entière satisfaction, je gardai le solde pour assurer son retour.
Sans manifester aucune surprise, ni émettre aucune
observation quant à la modicité de la somme que je lui offrais, il s'en alla en
me disant Mañana ; je voulus lui demander s'il viendrait préparer
le dîner du soir, mais je ne trouvai pas le mot guarani pour exprimer ma pensée
et le laissai s'en aller. D'ailleurs, la présence de son chien, qu'il avait
attaché à un arbre, me tranquillisa à ce sujet.
Le lendemain, il ne revint pas ... C'est alors que je
pus apprécier ses qualités de sobriété et de ponctualité dans les heures des
repas, sa bonhomie, car il ne répondait jamais par la négative à un ordre ou à
une observation qu'on lui adressait, mais par son mot aux multiples sens :
Mañana, ses prévenances, car il choisissait le gibier que je préférais,
ses attentions quand il expulsait tous les soirs de ma moustiquaire les
insectes importuns et quand, en me réveillant à l'invite du soleil, il me
présentait le mate amargo qu'il avait soigneusement préparé. Puis
j'admirais sa simplicité sereine et souvent candide et je sentais très bien que
« le seul fait d'exister le rendait heureux ».
À juste titre inquiet, je priai mon contremaître, avant de
lever le campement pour nous enfoncer dans la forêt, de rechercher mon
cuisinier, qui devait s'être attardé dans quelque case du village. Aidé du
chien, Caseros parcourut le village : Jokami restait introuvable. Le
lendemain, avec armes et bagages, nous partîmes pour aller installer notre
campement à cinq kilomètres en pleine forêt. Les premières tentes venaient
d'être dressées quand Jokami parut. Vêtu de neuf, et sans se départir de sa
bonhomie habituelle, il me laissa lui reprocher son absence et, sans répondre,
me tendit deux billets de dix piastres.
— Tenez, señor, me dit-il, ceux-là ne servent plus.
— Mais voyons, Jokami, cet argent est à toi.
— Je n'ai eu besoin que de trente piastres, que
voulez-vous que je fasse du reste ?
Interdit par sa réponse, je trouvai qu'il avait une
singulière façon de simplifier la vie. Après tout, pensai-je, c'est peut-être
là le secret de son bonheur ... Et je portai vingt piastres au crédit de
son compte.
La vie des bois commença, avec ses embûches, ses
traquenards, ses guet-apens, sa chaleur d'étuve, ses légions de moustiques qui
vous harcèlent jour et nuit. Notre progression dans la forêt s'accentuait et, à
mesure que nous avancions, d'autres Indiens pour ouvrir la forêt et d'autres
chevaux pour nous transporter sur les lieux de notre travail devinrent
nécessaires.
Caseros avait réparti le travail suivant les compétences de
chacun. La plupart d'entre eux, armés de solides cognées, abattaient les gros
arbres ; d'autres, avec leurs machettes, le sous-bois. Certains étaient
chargés de soigner les chevaux et d'assurer le ravitaillement en vivres et en
eau. Jokami, bien entendu, aidé de l'un de ses congénères, occupait les hautes
fonctions de cuisinier en chef.
Nous avancions au rythme de trois kilomètres par jour et
changions notre campement de place toutes les semaines, c'est-à-dire tous les
15 ou 20 kilomètres.
Jokami continuait à remplir ses fonctions avec ponctualité
et conscience ; de mon côté, je lui donnais ce dont il avait besoin :
tabac, poudre et plomb pour la chasse, qu'il affectionnait particulièrement. Un
jour, le canon de son vieux fusil à piston explosa. Il vint me voir, me
montrant l'arme inutilisable.
— Je ne puis t'en donner un autre, lui dis-je, mais
Caseros doit partir incessamment pour Santa-Fe : il te rapportera un
nouveau fusil.
Pour récompenser mon fidèle cuisinier de ses bons services,
je chargeai Caseros d'acheter une arme moderne. Et quand je la lui donnai,
neuve et toute flambante, il rit comme un enfant à la vue d'un jouet nouveau,
tourna le fusil dans tous les sens, admira les cartouches. Après une brève
démonstration, il fit fonctionner l'arme correctement, ce qui dénotait chez lui
un don d'observation et d'assimilation assez développé. Puis il s'en alla à la
chasse, comme il avait l'habitude de le faire chaque jour, après le repas de
midi.
Quelques jours plus tard, il entra sous ma tente et déposa
devant moi deux magnifiques pécaris, ces petits sangliers qui abondent dans les
forêts du Chaco.
Tout en le félicitant pour ce butin de choix qui allait
améliorer le menu de tous, mes yeux rencontrèrent l'arme qui avait contribué à
cet exploit. Ma stupeur fut grande en apercevant un vieux fusil à piston.
— Et ton beau fusil, qu'en as-tu fait ? lui
demandai-je d'un ton courroucé.
Sans se départir de son calme, il me fit un grand discours,
que mes connaissances de l'idiome guarani ne me permirent pas de comprendre
avec clarté. Par le truchement de Caseros, j'appris que l'arme automatique ne
lui était d'aucune utilité, qu'il ne pouvait pas se ravitailler facilement en
cartouches et qu'il préférait doser lui-même ses charges de poudre et de plomb
suivant le gibier qu'il poursuivait. En conséquence, il avait été au village
pour l'échanger contre celui-ci.
— Mais, lui dis-je, ce vieux fusil a une valeur
insignifiante à côté de l'arme moderne que tu possédais !
Sans se départir de sa bonhomie désarmante, il me regarda
avec commisération et, sans répondre, se retira sous sa tente avec ses deux
pécaris. Je continuai à faire observer à Caseros que cet échange avait été un
marché de dupe.
— Peut-être ; cependant il ne vous a pas demandé
une arme moderne, mais un fusil comme celui qu'il possédait. Et puis, dans le
fouillis inextricable de la forêt, le fusil ne joue qu'un rôle secondaire et
beaucoup d'Indiens chassent le gros gibier à l'arme blanche. C'est plutôt la
ruse, la patience, la subtilité du chasseur qui prévalent pour découvrir la
piste ou la retraite de ces bêtes.
Jokami, avec son bon sens de primitif, avait préféré l'utile
à l'agréable. Décidément, mon cuisinier savait se contenter de peu pour être
heureux et je pensai que, sans qu'il eût jamais lu la Bible, il savait mieux
que quiconque que le Créateur avait de puissants motifs lorsqu'il défendit à
nos grands-parents de toucher à l'arbre de la science qui devait nous
compliquer l'existence et empoisonner à jamais notre bonheur.
De nombreux incidents vinrent troubler et entraver mes
travaux. Le manque d'eau se faisait de plus en plus sentir à mesure que nous
avancions. Les bûcherons ivrognes, joueurs et batailleurs, m'obligeaient bien
souvent à arrêter ma progression, par suite de rixes et de nombreuses
désertions. Seul Jokami vivait avec la nature et son bonheur était de ne pas
s'en éloigner.
Mon tracé terminé, je lui proposai de m'accompagner à
Santa-Fe, où il pourrait parfaire ses talents de cuisinier. Ma proposition eut
pour effet de le mettre dans une folle gaîté et, comme je lui demandais de me
donner une réponse immédiate, il fit jouer son mot favori : Mañana,
ce qui le délivra du supplice de prendre une décision trop rapide. Je
n'insistai pas, sachant fort bien que sa réponse viendrait seulement à l'heure
qu'il choisirait pour me la donner.
Le jour où nous devions prendre le train pour Santa-Fe
arriva. Après avoir payé les ouvriers, liquidé les chevaux, j'appelai Jokami
pour établir son compte et lui donner ce que je restais lui devoir. J'alignai
devant lui, en petites coupures, quatre-vingt-cinq piastres.
— Oh ! fit-il en soupirant, de l'argent ...
Il me regarda avec effroi, comme si je lui demandais de signer sa condamnation
à mort.
— C'est bien, finit-il par dire, je vous accompagne à
Santa-Fe.
— Cela ne t'empêche pas de prendre ce qui te revient.
— Non, dit-il; avec vous, j'étais heureux; seul avec de
l'argent, je pourrais redevenir malheureux.
Je demandai à Caseros de le prier de s'expliquer. À ce
moment, Jokami roulait une cigarette dans un morceau de feuille de maïs ;
avec mon briquet, je lui donnai du feu. Il lança en l'air une grosse volute de
fumée et nous dit :
— Avant, je travaillais comme une brute pour gagner le
plus d'argent possible et, comme les autres, je jouais, je buvais, je me
querellais. Un jour que nous jouions à la « taba », une rixe,
occasionnée par une différence de quelques piastres, éclata. Je reçus un coup
de couteau et restai deux mois entre la vie et la mort. Quand, à nouveau, je
pus m'incorporer parmi les vivants, j'avais compris que l'argent avait failli
m'ôter ce que j'aimais le mieux : la vie ... Alors je ne travaille
plus jamais pour gagner de l'argent. Je travaille pour être heureux et avoir la
paix avec moi-même.
Interdit, je restai un long moment à le regarder, puis je
finis par lui répondre :
— C'est bien, Jokami, je garde ton argent et je
t'emmène à Santa-Fe. Tu es un sage.
— Bien sûr, dit-il en riant du compliment que je lui
adressais, mais je n'ai pu arriver à la sagesse qu'en prenant la folie pour
guide.
Paul COUDUN.
|