epuis des siècles, les cultivateurs des différentes
provinces de France invoquent un certain nombre de bienheureux, aux spécialités
bien définies, pour la protection et la prospérité de leur bétail, de leur
basse-cour et de leurs animaux domestiques. Ces dévotions assez particulières,
mais fort touchantes, donnent lieu à des coutumes pittoresques, dont nous
désirons aujourd'hui présenter quelques exemples à nos lecteurs.
Dans le Nord de la France, à Dompierre, le pèlerinage de Saint-Etton
est en renom depuis des siècles. Le jour de l'Ascension, vers 1890, environ six
mille personnes se rendaient dans cette petite localité, située non loin d'Avesnes.
Dès l'aube, une foule de fermiers obstruaient les rues du village. Chacun était
porteur d'une baguette de coudrier dont l'écorce avait été découpée en spirale
avec le plus grand soin. Ils faisaient trois fois le tour de l'église en
l'honneur, disait-on, de la sainte Trinité — en réalité, pour suivre une
tradition nullement chrétienne. Puis, après avoir traversé le haut de la grande
nef, ils touchaient de leur brin de bois toute la superficie de la statue du
bon saint Etton, de la plante des pieds au sommet de la tête, et continuaient
leur marche. Le troisième périple achevé, ils se faisaient inscrire à la
confrérie, se faisaient dire l'évangile du jour et allaient, d'un pas allègre,
tremper leur brindille dans l'eau miraculeuse de la fontaine voisine. Au retour
de leur pieux voyage, leur premier soin était de se rendre dans leurs étables
et de promener sur le dos de leurs bêtes la baguette bénite afin d'obtenir
qu'elles fussent préservées des accidents et des maladies.
Les paysans visitaient aussi le sanctuaire de Bienvillers-au-Bois
où ce saint, peu connu dans l'histoire, était également prié ; ils
chantaient un long cantique dont voici un extrait :
Vaches, chevaux et brebis,
Partout ce saint est notre appui,
De loin comme de près,
Il peut partout nous préserver …
Un autre passage de ce pieux poème nous dévoile les buts de
ce pèlerinage :
À Bienvillers-au-Bois,
Village du quartier d'Arras,
Là où est saint Etton,
Protecteur de tous ces cantons,
Un nombre de gens vont infiniment (sic)
En dévotion servir saint Etton,
Offrant leur cœur à Dieu,
Au nom de ce saint glorieux,
D'apaiser les fléaux
Qui règnent sur les animaux ...
Si saint Etton est surtout vénéré dans certaines parties du
Cambrésis, saint Blaise est, dans de nombreux départements, le patron des
bêtes, principalement des porcs. À Singles, dans le Puy-de-Dôme, et dans
d'autres localités, les habitants portaient à l'église, le 3 février, date
de la fête du bon saint, un quignon de pain de ménage et une assiette de sel.
Avant de commencer la messe, le prêtre s'approchait de la balustrade du chœur
et bénissait ces objets que chacun tenait à la main. De retour chez eux, les
fermiers distribuaient à leurs vaches, veaux, cochons et brebis le pain et le
sel, afin de les préserver toute l'année des maladies ; un morceau de ce
pain était donné — contrairement aux règles liturgiques — aux chiens,
afin de les empêcher de contracter la rage. Parfois, c'étaient les bestiaux
eux-mêmes que, sur la place du village, le curé aspergeait d'eau lustrale.
En Bourgogne, autrefois, d'après un folkloriste, « dans
les villages où des autels lui avaient été édifiés, le jour de sa fête, les
offrandes les plus disparates abondaient et venaient grossir les profits de
l'église. Nul n'avait garde de manquer à ce pieux défilé, toujours très
productif, et, en faisant l'offrande de son bétail, chacun apportait quelque
chose. »
En Bourbonnais, saint Menoux était fort en renom. Le 1er juillet
au matin, dans la petite bourgade qui porte son nom, les pèlerins venaient, en
rangs pressés, lui apporter leurs hommages et lui présenter leurs troupeaux à
bénir.
En Bretagne, le culte populaire des saints est toujours fort
important et de-ci de-là, à travers les ajoncs, une humble chapelle se dresse
où, de temps en temps, les hommes aux gilets brodés et les femmes aux coiffes
aériennes viennent prier pour la santé de leur cheptel.
La protection des bêtes de trait est confiée aux bons saints
Gildas, Hervé, Éloi et Nicodème. On conduit les chevaux, fraîchement étrillés,
la crinière et la queue ornées de fleurs et de rubans, devant l'église. Là, le
cavalier fait faire trois fois le tour de l'édifice à sa monture et boire de
l'eau de la fontaine. Une procession montée succède au saint sacrifice. Elle se
déroule suivant un chemin bien déterminé. Elle est précédée de tambours, de
clairons, de binious, de bannières flottant au vent, et suivie des membres du
clergé. Les cultivateurs déposent sur l'auteul du saint thaumaturge des paquets
de crins soigneusement enrubannés, ou bien de l'avoine dans des coffres
disposés à cet effet ; parfois, autour des statues ou sur les murs de la
source, on plante des fers à cheval.
Les bovins ne sont pas oubliés ; ils sont placés sous
la sauvegarde des saints Herbot, Nicodème, Cosme et Damien, Uzec, Tioul, Jorand,
Maimbœuf — au nom prédestiné — et surtout de Cornély, dont le grand
pèlerinage se trouve à Carnac. « Toutes les bêtes à cornes du pays, écrit
O.-L. Aubert, qui connaît admirablement l'hagiographie bretonne, sont bénies à
l'issue de la messe. À Carnac, elles sont ensuite menées aux champ de foire et
vendues à l'encan au bénéfice de la fabrique. Les bêtes achetées — elles
le sont presque toujours par leur propriétaire — sont reconduites à
l'étable. Leur présence préserve leurs congénères de toute maladie, de tout
accident. À Carnac encore, où l'on vend des cordes bénites pour attacher bœufs
et vaches, sur l'autel de saint Cornély ; à Locqueffret, sur le retable de
saint Herbot ; à Saint-Nicodème on dépose des paquets de crins et du
beurre. Les crins placés devant saint Herbot avaient, du temps de la marine en
bois, une affectation assez curieuse. On s'en servait pour mettre dans le
doublage des navires, afin de les préserver des boulets. »
Les saints Jean, Antoine, Vincent, Gohard et Méen sont les
protecteurs des porcs ; Merrhé est celui des biques ; Jean est l’ardent
défenseur des moutons ; Iltud, Gilles et André gardent les volailles ;
Guingurien protège les abeilles, et les sept saints de Plougastel-Daoulas, tel
saint François d'Assise, étendent leur clémence sur les oiseaux.
Dans le Finistère, voici saint Pol de Léon. Arrivé au vieil
oppidum romain qui prit son nom, il y trouva, comme habitant, une laie qui
nourrissait ses marcassins ; il la rendit vite docile et, au bout de
quelques années, eut à sa disposition un magnifique troupeau de porcs. Puis ce
fut, dans le creux d'un arbre, un bel essaim d'abeilles sauvages, qui lui donna
vite de quoi peupler une quantité appréciable de ruches.
Saint Mathurin, le grand thaumaturge de la folie, est aussi,
au beau pays des ajoncs d'or et des clochers à jour, le céleste protecteur des
bovins. On l'invoquait à Moncontour, dans les Côtes-du-Nord, à cette charmante
chapelle où sont encore conservées de nombreuses et amusantes statues. Suivant
G. Millour, qui a publié un livre charmant sur l'hagiographie vétérinaire de la
Bretagne, on adressait au patron de Larchant cette curieuse invocation :
Saint Mathurin de Moncontou,
Donnez de bons viaux à nous !
Près du bourg de Saint-Ganton, il existait aussi, au temps
jadis, une chapelle dédiée à saint Mathenlin (forme bretonne de Mathurin). Un
beau jour, deux cultivateurs s'y rendirent en pèlerinage. L'un d'eux avait une
vache qui était au plus mal. Le pauvre fermier, désolé, s'écria :
— O mon bon saint Mathenlin, si tu guéris ma bête, je
te donnerai une « moche » de beurre aussi grosse qu'elle.
— Que dis-tu là ... dit l'autre paysan, tu ne
pourras jamais accomplir ta promesse !
— Tais-ta donc, tais-ta donc, répondit tout bas le
premier, on peut toujours promettre et ne point tenir.
Mais il ne fait pas bon ruser avec les saints : le soir
même, l'animal mourait !
De nombreux bienheureux sont encore invoqués en faveur des
animaux. Saint Antoine est toujours le patron des porcelets. Les naïfs imagiers
du moyen âge ont aimé le représenter debout ayant à ses pieds un petit cochon.
Saint Hubert et saint Roch protègent les chiens ; saint Denis les
poulaillers — par suite d'un calembour : des nids ; saint Blaise
est prié fort dévotement par des fidèles qui font bénir de petits sacs d'avoine
destinée à être mélangée à la nourriture du bétail.
Une partie du paradis a été mise ainsi à contribution par
nos populations rurales afin de guérir leurs poules, chevaux ou gorets.
Patiemment, les folkloristes recueillent, à travers nos provinces, les
survivances de ces pratiques superstitieuses peut-être, mais non dénuées de
charme.
Roger VAULTIER.
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