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Le monde inexploré

Les oeufs de l'autruche

Il ne s'agit pas, sous ce titre, de la pièce récemment jouée à la Michodière par Printemps et Fresnay ... mais, si l'on veut, d’une pièce de la Nature.

Un territoire, un nom même peu connus : le Kalahari.

— Partout l'homme blanc avance. Ses pistes, ses routes et puis ses chemins de fer sont autant de dards plantés dans le monde vierge. Et j'ai pu entendre un grand ethnographe affirmer : « On n'explore plus », un grand chasseur s'écrier, avec nostalgie : « Il n'y a plus de territoires de chasse préservés. » Si. Seulement, il faut chercher.

Il ne faut pas croire que, parce que la géographie a écrit un nom sur un morceau de carte, les hommes en ont pris possession. D'abord, j'ai expérimenté assez de fausses cartes, fabriquées par simples recoupements de racontars indigènes. Et puis, de la voracité du progrès autour de nous, nous inférons trop vite sa même avance partout. En fait, dans les secteurs lointains, la conquête européenne est plus que lente. Le Kalahari en est témoin.

Sa vaste zone, dite désert, s'intercale entre l'Union sud-africaine, les Rhodésies, l'Angola et le S. W. A. C'est le protectorat britannique du Bechuanaland. Elle comporte une dizaine de microscopiques postes de police de 6 ou 7 hommes, 160.000 sédentaires béchuanas, mais le tout réparti sur les deux seules pistes transverses allant d'est en ouest, l'une au nord, l'autre au sud. Le commandement n'est même pas dans le protectorat : il s'est installé hors des épines : à Mafeking, dans l'Union !

Des épines, du grand bush, du sable écarlate, d'immenses étendues totalement inexplorées, voilà ce qu'est le Kalahari : un désert couvert.

Quand, en caravane d'ânes — as de la soif — ou en Jeep — sauterelles motorisées — on y entre délibérément et profondément, on découvre les plus merveilleux secrets d'une nature que personne n'est allé déranger. Seuls des bushmen errent dans ces retraites. Mais, leur sauvagerie étant celle du gibier, ils ne font qu'enrichir le tableau.

Un parc zoologique.

— Abondance et indépendance de la faune. Une faune peu farouche et caractéristique. Dans ce très vague protectorat noir, les chasseurs blancs sont très exceptionnels, et l'on n'assiste pas au harcèlement qui décime les grandes colonies françaises, même les anglaises.

Les grands cervidés prédominent avec le gemsbok (Oryx gazella), le hart beast (Bubalis caama), l'élan, et la famille des gazelles. Les grandes bandes de gnus bleus, les wild beasts (Connochoetes taurinus) bousculent en cavales sombres ces hardes de pur sang.

Le roi des animaux brille par le nombre, sans qualité : un lion miteux. À se débattre dans la ronce, il a laissé sa crinière. Son pelage est barbouillé, brunâtre, sa taille modeste. Sa peau ne vaut rien.

Dans le Nord du désert, là où règnent les marécages du Ngami, du Makarikari, la girafe, l'éléphant, les grandes roan antelopes paraissent, et bientôt abondent.

Mais saurais-je, dans un si court papier, donner autre chose qu'une idée de cette richesse animale libre ? Mon intention est plutôt de me concentrer sur un détail : nous le demanderons au monde ailé.

Autruches et compagnie.

— Nous délaisserons les pauws, outardes de 15 kilogrammes, à la chair blanche, régal des bivouacs ; les doctes oiseaux secrétaires, qu'une nourriture faite de serpents et de lézards prédispose mal, eux, à la marmite ; les pintades, ces poulets du bled, demeurées, au Kalahari, dans leur naïveté intégrale : fuyant tout droit au lieu de biaiser, se resserrant devant le danger, se dénonçant par un affreux vacarme.

Arrêtons-nous aux autruches. Elles sont volaille courante, de 2m,50 de la tête aux pattes. On les aperçoit constamment, par compagnies de 6 à 8. Elles craignent le piéton, mais pas les engins mécaniques. Grisâtres, elles obéissent aux ordres de leurs mâles, noirs, avec blanc aux ailes et à la queue, toujours en vigie auprès d'elles.

L'autruche est le type de la bête kalaharienne « complète », en ce sens qu'elle conditionne toute la vie du bushman, hôte insaisissable des halliers. Sa chair est un aliment, sa plume est un produit d'échange avec les Béchuanas sédentaires, ses œufs enfin, vers lesquels je m'achemine depuis le titre de ces lignes, sont, après avoir été un mets de classe, le bouteillon de l'homme des bois.

Ce dernier n'a pas d'autre récipient pour conserver l'eau des rares aiguades qu'il rencontre, je suis tombé sur de pittoresques caves en plein air : des tas de coquilles remplies, devant les huttes en écorces imbriquées, ou même devant les feux de chasse. Les femmes, agiles, les transportent sur les talons des hommes, dans leurs aventureuses mouvances.

La coquille a 2 millimètres d'épaisseur. Elle est solide, d'un bel ivoire grumeleux. De petits bouchons de bois assurent l'étanchéité. Des peaux de bêtes nouées aux coins servent d'emballage.

On comprend dès lors l'attention passionnée que le bushman, petit noir demeuré au stade antique et ne vivant que de ce que lui fournit la Nature, porte aux autruches. Il est maître dans l'art de les chasser. Parfois, à la mue, quand la plume est la plus belle, ou hors des époques de ponte, il les attaquera en se couvrant de peaux, voire même de dépouilles d'autruches, pour les tromper dans l'approche. Mais il est inopportun, pour lui, en général, de les prendre à partie au hasard des rencontres. Comment découvrir ensuite leurs nids dans les fourrés ? Invisible, patient, il préfère observer les grands volatiles. Il les suit dans des courses parfois longues. Il se fait conduire par elles à leurs places de ponte et de couvée, et c'est plutôt là que la bataille se livre.

La femelle pond de douze à quinze œufs dans des trous de sable. L'incubation est de quarante-deux à quarante-huit jours. Les mœurs de l'autruche veulent que le mâle prenne son tour la nuit, un obscur instinct lui enseignant que, noir, il est moins décelable par ses ennemis dans les ténèbres. Un stoïque père poule ! ... Les œufs, à terme, pèsent trois livres.

Il arrive que les sauvages trouvent, au cours de leurs périples, des alvéoles dont le creusement est commencé par les femelles, pressentant une maternité proche. Ils s'embusquent et guettent le retour de la compagnie, transperçant à coup sûr les proies surprises.

Rien n'échappe à l'œil du noir. Ce bush, pour nous uniforme et hostile, est empli pour eux de secrets de valeur.

Malgré tout ce qui les menace, le désert est grand pour les œufs d'autruche, et pour l'autruche elle-même ... Et il n'est pas de parcours excessif pour cette coureuse remarquable. Avec du soixante à l'heure dans les pattes, en une demi-heure elle peut prendre du large.

Si le javelot n'a pas été mortel, le bushman n'essaiera pas sa poursuite, alors qu'il fait rarement grâce aux cervidés blessés, espérant toujours les atteindre à l'usure. La dame aux plumes est trop rapide ...

Seul le cheetah, félin recordman de vitesse, pourra hériter des blessées si, recoupant leur fuite, il est en humeur de s'élancer dans leur sillage.

François BALSAN.

Le Chasseur Français N°637 Mars 1950 Page 191