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Un peu de gaieté

Ressemblance …

L n'y a pas de sots métiers. Il y a des métiers courants et des métiers qui sortent de l'ordinaire. Les métiers courants sont légion.

Des autres, je me contenterai d'indiquer le seul qui nous intéresse, celui exercé, depuis plus de quatre ans, par mon ami Auguste Pinchard, qui est croqueur de boîtes à Montmartre.

En quoi consiste ce métier ? Il est très simple, mais n'est tout de même pas à la portée de tout le monde. Vous allez comprendre tout de suite pourquoi. Voici : Auguste Pinchard commence à travailler tous les matins de fort bonne heure, c'est-à-dire à minuit et quart. Il va s'installer, en compagnie de sa camarade, la très jolie, très svelte et très brune Italienne Eva Bacinelli, dans une boîte de nuit de la Butte, entre place du Tertre et Moulin de la Galette. Il s'assied dans un coin de la salle, installe près de lui, sur une table, ses bristols, ses crayons, ses sanguines et sa gomme, et se met à croquer les clients. Pendant qu'il dessine à traits rapides, Eva Bacinelli ondule entre les tables, de groupe en groupe, fait l'article avec un bagout endiablé et un sourire à faire mûrir des petits pois dans une contrebasse, récolte les commandes, va porter les croquis et perçoit la rémunération : cent francs par portrait. C'est pour rien ...

Les clients, surtout après leur troisième bouteille de Champagne, ne refusent jamais ce « souvenir », et Auguste fait facilement ses deux billets entre une heure et quatre heures du matin. Il croque très vite et très élégamment. Maintenant ... la ressemblance est-elle parfaite ? ... Cela est une autre histoire.

Or donc, une nuit de la semaine dernière, Auguste et Eva travaillaient dans une jolie boîte à l'enseigne de La Tortue diabétique (ils ont de ces noms ! ...), lorsqu'un groupe très en verve de gens très chic pénétra avec de grands éclats de rire dans le coquet établissement. Les messieurs étaient en habit ; les dames avaient des fourrures en « vrai », des bagues de deux cents bougies et des sautoirs comme des chapelets d'étoiles. Ils s'installèrent en gloussant et commandèrent deux magnums.

Inutile de dire si Eva Bacinelli s'approcha du groupe et si, bientôt, le crayon d'Auguste entra en danse. Il réussit particulièrement le portrait d'une grosse dame qui, très raide sur sa chaise, sanglée dans un corset inexorable, ressemblait à une barrique tendue de soie.

Le mari de la barrique fut enthousiasmé par le croquis et se leva pour aller féliciter l'artiste :

— C'est vous, monsieur, qui avez fait ce petit chef-d'œuvre ?

— Oui, m'sieur.

— Parfait ... parfait ... Dites-moi, ne voudriez-vous pas faire un vrai portrait, à l'huile, de ma femme ?

— Oh ! oui, m'sieur.

— Alors, tenez ... voici mon adresse ...

— Il serait préférable, m'sieur, dit Auguste en prenant la carte, que madame votre femme vînt poser dans mon atelier. C'est tout près d'ici, rue Saint-Rustique, au 74 bis ...

— C'est vrai, pourquoi pas ? ... Ce sera, en effet, très original. Très couleur locale, si j'ose dire. Votre prix sera le mien.

— Je prends toujours vingt mille francs pour les portraits à l'huile, dit avec calme Auguste, qui, de sa vie, n'avait fait un portrait à l'huile.

— Entendu, fit le monsieur. À la condition, naturellement, que la ressemblance soit parfaite !

— D'ac ! ... Nous pourrions commencer demain samedi. À quelle heure vous conviendrait-il ? ...

— Mettons quinze heures. Ça va ?

— O. K. ! Madame demandera l'atelier d'Auguste Pinchard.

Le samedi, à l'heure convenue, la Talbot de Mme Honorine Courtalon freina en douceur et stoppa sur les pavés hirsutes en face du 74 bis de la rue Saint-Rustique. La dame fut charmante et posa deux heures en souriant. Elle revint trois jours de suite. À la dernière séance, elle arriva suivie de toute une suite caquetante. Les autos emplissaient la rue étroite que semblent vouloir écraser les immenses mamelles dressées de la basilique de Saint-Pierre, toute proche.

Un grand penseur a écrit : « Voulez-vous savoir si un homme est médiocre ? Montrez-lui une œuvre d'art : il y trouvera toujours un défaut. » Les invités détaillaient le portrait et chacun donnait son avis.

— Le nez est trop long, dit une jeune femme.

— L'œil droit est plus grand que l'œil gauche, fit remarquer un élégant gentleman.

— Je trouve plutôt que c'est l'œil gauche qui est plus petit que l'œil droit, rectifia un petit vieux à monocle et à guêtres beiges.

— La bouche ne ressemble pas du tout à celle d'Honorine, critiqua une grande fille coiffée de nylon laqué. On dirait un morceau de mou ...

Mme Honorine Courtalon prit enfin la parole et déclara :

— Écoutez, mes amis, je ne peux pas me rendre compte de la justesse ou de l'exagération de ces critiques. On ne connaît pas soi-même sa vraie physionomie. J'ai trouvé un excellent moyen pour connaître la vérité. Vous savez tous combien mon petit chien papillon Kiki m'adore. Quand je le prends dans mes bras, cet amour me passe sa petite langue sur mon cou et sur mes épaules, et me fait des caresses folles. Eh bien ! je vais soumettre cette toile à son jugement. Demain matin, à onze heures, M. Pinchard voudra bien apporter le portrait chez moi. Je placerai Kiki devant. Si la chère petite bête manifeste d'une façon quelconque qu'elle reconnaît sa maîtresse, je déclarerai que la ressemblance est parfaite ...

La confrontation eut lieu devant une société nombreuse et silencieusement attentive. Dans le grand salon, la toile fut posée sur le tapis, debout contre le mur ... et Kiki entra en faisant voltiger ses longs poils autour de ses courtes pattes invisibles. Tout d'abord, il resta indifférent. Puis il leva la tête, fronça le nez, huma l'air, se tourna vers le portrait, s'en approcha au petit trot, chercha un moment des yeux et du nez ; enfin, il se dressa contre la toile et lécha avec délice le cou du portrait ...

Tout le monde applaudit. Chacun, de ce fait, fut convaincu de la ressemblance parfaite. Auguste fut félicité, choyé et toucha les vingt mille francs.

Le soir, il se paya, en compagnie d'Eva Bacinelli, un festin de Balthazar dans un restaurant des Champs-Élysées. Au dessert, Eva déclara :

— C'est prodigieux, amico. C'est merveilleux ! Tou as un talent digne de l'antique, caro mio. Ce chien a reconnu et même a léché la reproduction, faite par toi, de la face de sa maîtresse. C'est oun miracle ! ...

— Peuh ! fit placidement Auguste qui réchauffait un verre de Martel dans sa main, c'est bien plus simple.

— Quoi donc ?

— Avant de partir de chez moi, j'avais frotté le cou et les épaules du portrait avec une vieille couenne de lard ...

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°637 Mars 1950 Page 191