Pays de mon enfance, au temps lointain où mon père m'avait
promu son porte-carnier, honneur parfois bien lourd à mes frêles épaules ;
Lorraine de mon premier permis, 1901, et de mes premières années, sans doute
vaut-il mieux ne te retrouver que dans mon souvenir, sans chercher à savoir ce
qu'ont fait de toi un demi-siècle, deux guerres et les mœurs nouvelles.
Certes je me garderais du travers des vieillards — laudatores
temporis acti — et je ne veux pas trop médire du progrès. Il a du bon ;
j'avoue qu'il est fort agréable de s'asseoir au volant d'une bonne conduite intérieure
pour gagner le rendez-vous de chasse. L'ennui ne commence qu'au retour, lorsque
le coffre est vide parce que la plaine était sans gibier et la forêt déserte.
Je préfère me souvenir de ces temps révolus où mon père et
moi partions à cheval, haut bottés, vêtus de gros velours, fusils pendus à
l'arçon. En cet équipage, nous traversions tout Nancy de bout en bout, et les
sabots ferrés de nos chevaux sonnaient sur le pavé de la capitale lorraine
devant la statue du bon roi Stanislas, notre dernier duc. À peine si quelque
passant jetait à ces cavaliers un regard curieux, nuancé de sympathie et
peut-être de regret si lui-même était chasseur et retenu à la ville. Arrivés en
banlieue, du côté de Tomblaine, de Jarville ou d'Essey, nous dessellions dans
quelque ferme où le patron mettait la « mirabelle » sur la table, à
l'arrivée comme au départ — le Lorrain de bonne souche est accueillant et
large sous son apparente froideur. Puis nous partions à la recherche d'une
compagnie de gris dans les betteraves voisines, ou du gîte d'un lièvre rasé sur
une éteule. J'étais tout fier, en rentrant à Nancy, de laisser les grandes
gigues poilues du capucin dépasser de mes fontes.
Récemment je rappelais ce souvenir à Gaspard de Gourcémont,
un ami d'enfance demeuré Nancéien.
— Si seulement je pouvais y revenir ...
— Mais non, mon pauvre vieux, tu radotes. À présent,
tous les gosses te courraient après en criant « au mardi gras » ;
tu ferais scandale sur la voie publique et les agents te mettraient en fourrière,
toi et ton cheval. Quant à tes perdreaux, tu pourrais toujours courir : à
leur place tu trouveras des cheminées d'usines, des crassiers et des pistes
d'avion.
J'ai compris que les aiguilles du temps avaient tourné ...
C'est déjà ce que me disait mon grand-père en me montrant, du bout du jardin, les
bois où dans sa jeunesse l'on courait le loup.
Il ne faudrait pas trop généraliser : une banlieue
industrielle n'est pas toute la Lorraine et mon ami sait qu'il est des coins où
longtemps encore les chasseurs chercheront un perdreau dans les vignes, un
lièvre aux pierres croulantes d'un vieux murger, et même les trouveront parfois
— inch'Allah, soit, en bon français : si saint Hubert veut
bien le leur permettre.
Dans nos marches de l'Est, comme presque partout en France,
la chasse présente un diptyque : la plaine, le bois. Ici la forêt fait
figure de princesse, la plaine en est la parente pauvre, la Cendrillon.
Il y aurait bien aussi le gibier d'eau, et j'ai souvent
barboté en juillet dans les joncs et la vase de l’étang de Parroy pour y
fusiller des halbrans malvolants. Peut-être même est-ce là que j'ai contracté
le germe de cette « sauvaginite aiguë » qui, plus tard, devait faire
de moi un passionné des solitudes camarguaises. Mais, au début du siècle, la « Lorraine
des étangs », celle qui va de Sarrebourg à Morhange, était captive encore
aux serres de l'aigle noir. Sur ce qui demeurait terre française, les amateurs
de gibier d'eau ne pouvaient guère chasser le canard qu'aux jours froids
d'hiver, le long d'une rivière à demi gelée, dans l'espoir souvent déçu de voir
sur la grisaille blême du matin un couple de colverts s'enlever d'un recoin
d'eau libre enfoui sous le noir squelette des vernes dépouillés.
À de rares exceptions près, la chasse en plaine était déjà
médiocre. On la tenait pour délassement de campagnards, avec des résultats le plus
souvent modestes. Tout est relatif : modestes pour un pays où le lièvre
était catalogué « petit gibier ». Je sais d'autres régions, telles
certaines pentes montagnardes de cette Provence que j'ai tant aimée, où « la
lèbre » représente l'événement inespéré, quelque chose comme le gros lot à
la loterie nationale, le gibier de légende dont beaucoup rêveront toute leur vie
sans que jamais son débouler brutal soit venu faire danser à leur cœur une
sarabande affolée.
La grande propriété terrienne n'existe pratiquement pas en
Lorraine ; les terres de culture y sont très morcelées entre de nombreux propriétaires
exploitants, des baoués comme on les nomme — de l'allemand bauer :
paysan. De ce fait, peu de chasses gardées. Voici un demi-siècle, la plaine
entière était banale, et ceci a pesé lourdement sur son avenir cynégétique. À
la rigueur, cela pouvait aller au temps où les fusils étaient dix fois moins nombreux
qu'à présent. Maintenant, ce serait tomber dans une anarchie intégrale dont
nous ne sommes séparés que par la fragile barrière des syndicats communaux.
La perdrix frise, seule représentée, ne fut jamais très
abondante en ce pays au climat rude. Les durs hivers ne lui sont pas favorables,
elle craint le froid, la famine. Là neige agglutinant ses plumes caudales lui
rend le vol malaisé, elle devient une proie facile pour les puants, les rapaces,
les braconniers à deux où quatre pattes. Le pays est peu accidenté,
médiocrement fourni de couverts, privé de ces haies épaisses qui, dans d'autres
provinces, découpent le terroir en un vaste damier. Sur ces étendues où la vue
porte loin, le perdreau d'ouverture se défendait mal : il était aisé de repérer
sa remise — généralement un champ de patates ou de betteraves, des vignes
dans quelques cantons, — d'écheniller la compagnie, un par un, et de
rentrer à midi avec un carnier fort honorable. À ce jeu, les rares survivants
devenaient vite inabordables. Trop tard. À la fermeture, il ne restait plus
qu'une « graine » clairsemée, qu'éclaircissaient encore les années d'hivers
mémorables. Aussi, lorsque l'évolution des mœurs changea tous les ruraux en
chasseurs, la lutte devint trop inégale, la perdrix devait succomber. C'est
fait maintenant, et sur le territoire de bien des communes la présence d'une
compagnie est presque un événement. Tous les sophismes de la politique n'y
sauraient rien changer, et, si nous n'avons pas le courage de nous réformer, un
jour viendra où la formule « la chasse pour tous » devra se compléter
par les mots : « dans un désert cynégétique intégral ». Et ce
sera l'égalité dans la bredouille.
Le lièvre a mieux tenu le coup. Dieu sait pourtant qu'il est
l'objectif numéro l du campagnard. Prétendre que sa fastidieuse recherche dans
la plaine lorraine, où les conditions permettent mal le chien courant, soit un
agrément serait s'avancer beaucoup. Elle comporte une longue suite de
contremarches monotones à travers les chaumes, et mieux encore les labours,
puisque le capucin aime la glèbe fraîchement retournée. Des pas, encore des
pas, sur cette terre si lourde lorsque les brumes et les pluies d'automne l'ont
détrempée ; de la « terre de bonne amitié », qui vous prend son
homme par les brodequins, ne le lâche plus et lui met à chaque pied un bloc de
glaise rousse. Rousse comme le « bourru » qui jaillira tout à
l'heure, tel un diable de sa boîte. Toujours des pas lents, méthodiques, sans
émotion, sans charme, à travers les sillons à grosses mottes, jusqu'à la
seconde où d'un creux plus profond bondira le « bouquin » détalant
haut sur pattes, les deux oreilles dressées en tours de cathédrale, confiant en
la vigueur de ses jarrets d'acier. La « hase », elle, est plus rouée
— elle est femme : elle se coule furtivement, ramassée en boule, les oreilles
aux épaules, telle qu'elle était tout à l'heure en son gîte, confiante,
semble-t-il, dans le mimétisme de sa fourrure terne pour se dérober aux vues.
Alors mon cœur de débutant battait la chamade, mon fusil tremblait d'émotion,
et pan ! et pan ! et mon capucin — hase ou bouquin — s'en
allait emportant mon plomb.
Pourtant j'aime me souvenir du mois noir où cette lente
recherche n'était pas sans attraits. En novembre, lorsque les vents glacés
dépouillent les bois et font tourbillonner la feuille dorée, que souffle la
bise aigre, ce vent d'Allemagne qui vous coupe la figure, alors tous les
lièvres quittent le bois, apeurés par cette grêle de feuilles sèches, et s'en
vont chercher l'abri du guéret le plus creux. Alors, au lieu de traîner à
chaque brodequin des kilogrammes d'argile, l'on se tord les chevilles sur les
grosses mottes que le gel a durcies. Mais aussi ce n'était plus un lièvre,
c'étaient deux, cinq, dix parfois, qui se dérobaient sur le finage de Voirincourt
— de trop loin souvent. Pour moi, près ou loin, je tirais toujours. Mais
presque toujours aussi la houppette blanche filait encore plus vite, lancée sur
ses grandes gigues, et me narguait. Je m'en excuse, j'en étais à mon premier
permis. Aujourd’hui, hélas ! je donnerais bien cher pour en revenir au temps
où je manquais mes lièvres.
Un chasseur rural, cela n'a pas de cœur — pour le
lièvre, du moins : le baoué levait son fusil, et pan ! un de plus
dont la peau tendue sur un osier sècherait dans la grange en attendant le
passage du chiffonnier. Il en donnait deux sous alors.
Pourtant, en Lorraine, le lièvre est toujours là. Cette
survivance, il ne la doit qu'à la chasse gardée, à la proximité de ces grands
bois profonds qui de partout enserrent son terroir et constituent la plus belle
des réserves.
Albert GANEVAL.
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