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L'isard dans un puits

1931 : heureuse époque où l'on commençait à oublier un peu la Grande Guerre et où on ne parlait pas encore d'une autre ...

La clôture de la chasse à l'isard était fixée au 15 septembre, et il était bien entendu avec mes camarades François et Ulysse que nous ferions ensemble cette fermeture dans la région du pic de Gabizos. François était un tout jeune homme de dix-neuf ans dont le père possédait une belle auto qu'il mettait bien volontiers à notre disposition. François allait pour la première fois à la chasse en haute montagne ; il voulait surtout voir courir et bondir ces belles bêtes dont il m'avait entendu parler avec tant d'enthousiasme. Ulysse, lui, faisait partie de la classe 12, c'est-à-dire qu'il avait fait la guerre, toute la guerre de 1914-1918. Il en avait rapporté seulement un Mauser et des cartouches pour tirer sur les « sarris », comme on les nomme dans les Pyrénées. Mais, en 1931, cette arme était interdite et les cartouches épuisées : il avait tant chassé après sa démobilisation !

Ce mois de septembre était pluvieux, alors que d'habitude il est superbe dans nos régions. Le ciel était bas, le temps gris et même froid ; je consultais tous les jours le baromètre et j'étais toujours déçu. Le 14 au soir, le ciel se dégage parfaitement et, comme le baromètre a monté, je déclare à François :

— C'est pour demain matin ; il va faire beau, préparons nos cartouches, nos sacs et la voiture.

Le lendemain matin, à 3 heures, le moteur ronfle. Quelques instants plus tard, nous arrivons devant la porte de la maison d'Ulysse, qui entr'ouvre la fenêtre de sa chambre en disant simplement :

— C'est vous ? J'arrive !

Il chausse ses brodequins, coupe une tranche au jambon suspendu aux solives, garnit sa musette, et en route ! Il faut passer Aubisque avant le jour. Quelques instants plus tard, Ulysse déclare, dans la voiture :

— Je me suis réveillé à minuit, j'ai regardé ma monte ; je ne croyais pas qu'à cinq heures je serais ici !

Au lever du jour, nous arrivons à la cabane des cantonniers d'Arbaze et nous garons l'auto.

Une heure de montée, et nous atteignons le Lana de Bourrous. L'air est vif, car il a déjà neigé sur les sommets. Brr ! Brr ! deux lagopèdes s'envolent sous nos pas et vont se poser à une centaine de mètres sur notre itinéraire. Je mets deux cartouches à plombs et je passe en tête. Les lagopèdes s'envolent : un coup heureux et un coup manqué.

— Tu as peut-être eu tort, dit Ulysse, car le bruit a pu donner l'éveil à quelque harde.

— Non, nous sommes trop loin encore, et, avec le temps qu'il a fait, les isards se sont mis à l'abri du vent dans le cirque des lacs de l'Ouesque.

Nous atteignons la source très froide d'Arriouplasen et nous cassons bien la croûte ; les sacs seront plus légers.

À présent la chasse commence ; allons voir au col de la Lousère si nous apercevons quelque encorné. Doucement, doucement ! Les cailloux roulent, les clous de nos brodequins crissent, que de bruit ! Nous y sommes ; couchons-nous, et surtout pas de geste ! Sur le pic Santus, en face, une mince couche de neige scintille au soleil et certains reflets obligent à fermer les yeux. Nous scrutons les raillères, les ressauts des rochers, rien, rien. Si, une forme fauve à bougé :

— En arrière, dit Ulysse, et tout doucement nous glissons en arrière sur le ventre.

— J'en ai vu deux au pied de la grande cheminée, ajoute Ulysse.

— Bien ! puisque tu sais où ils sont, François et moi, nous allons nous poster.

Nous rebroussons chemin et nous prenons la montée qui, par la gauche, va nous conduire sur la crête sans être vus. François tient bon, et nous arrivons sur la neige. Mais, ici, les choses se gâtent sérieusement. C'est une mince couche de glace qui recouvre tout. Nous avançons très lentement, car nous devons marquer l'emplacement de nos pieds avec les bâtons ferrés avant de faire les pas. Je suis un peu inquiet, car François n'est pas habitué à ces exercices périlleux sur les crêtes et j'ai affirmé à son père qu'il n'y avait rien à craindre.

— Je vais aller au poste seul, dis-je, ça glisse trop.

— Oh ! non, répond mon compagnon, je me tiens bien et je ne suis pas fatigué !

Au même instant, il lâche son bâton ferré, qui glisse sur la belle neige glacée, prend de la vitesse et ne s'arrête que cent mètres plus bas sur la caillasse. Je lui passe mon bâton et, à quatre pattes, j'atteins le premier poste, où je laisse François nanti de toutes les recommandations indispensables. Avec d'énormes difficultés et des précautions infinies, j'arrive à mon poste cinquante mètres plus loin.

Vite, je charge mon fusil, car je dois être en retard sur l'horaire : nous avons mis bien plus d'une heure pour faire trois cents mètres. Tout de suite, j'entends le cri d'Ulysse : « Deux, un, deux, hap ! hap ! » Dans la cheminée, à ma droite et en dessous, j'entends quelques cailloux qui tombent, un très léger bruit sur la neige. Attention ! Un bond, et voilà un isard devant moi, à un mètre, la tête tournée vers le traqueur. Je pourrais presque le toucher avec le bout du canon de mon fusil. Tirer dans ces conditions, ce serait un: assassinat. Tout en le gardant en joue : « Allons, un saut ! » L'isard bondit et, à quinze mètres, reçoit la charge de chevrotines. La jolie bête arrête son élan, se met au pas, parcourt encore une vingtaine de mètres, titube et tombe sur la neige. Son corps glisse, glisse, de plus en plus vite, dans un creux de la pente et ... disparaît.

Pendant ce temps, l'autre isard est arrivé sur la crête, mais hors de portée.

Je commence à descendre, mais le soleil n'a pas encore ramolli la neige et je ne tiens guère mieux qu'à la montée. Je suis la trace du sang et j'arrive devant un trou d'un mètre de diamètre qui a gobé mon isard. C'est un « puits », disent les bergers de nos montagnes. Est-ce l'entrée d'une grotte profonde comme celle d'Anouillas ? Faut-il s'y risquer ? Comme, une dizaine de mètres plus bas, il n'y a plus de neige, je vais chercher des cailloux et je les lance dans le puits. Tac, tac : plus rien. Je n'ai pas l'impression que ce soit très profond. Je pose mon fusil, mon sac, et j'ôte mes brodequins. Je commence à descendre, mais, tout d'un coup, je suis pris d'une peur subite et je remonte. François arrive et va me rejoindre.

— Il est ici, bien sûr, la trace du sang l'indique, mais il faut descendre dans le puits !

Je recommence ; cette fois, je vais très lentement, j'assure la place de mes pieds et je m'agrippe à la roche de mon mieux. Mes yeux s'habituent un peu à cette demi-obscurité, mais de temps en temps, cependant, je regarde vers l'ouverture au-dessus de ma tête. Je dois être à sept ou huit mètres de profondeur. Un pas de plus, mon pied touche le corps chaud de la bête. Je la saisis et, comme je vois bien les aspérités de la roche en regardant vers le haut, je remonte assez facilement. François est là, et nous descendons sur l'herbe roussie.

Inutile de dire notre satisfaction ! Maintenant nous parlons en riant des risques que nous avons courus sur cette maudite couche de glace et sur la glissade rapide de l'isard. Mais ... Ulysse ? Il met beaucoup de temps ! Une demi-heure, une heure ... Il devrait être là. Patientons. Je mets ma tète dans mes mains : a-t-il glissé en montant une cheminée ? Non, il connaît tous les passages, il est très prudent et c'est un montagnard extraordinaire. Cependant ...

— Le voilà, dit François en pointant son index vers la crête.

— Ah ! tant mieux !

La neige est un peu plus molle et son talon enfonce ; il n'y a plus de danger.

— J'ai bien cru que je ne monterais pas, dit Ulysse ; j'ai songé à rebrousser chemin, mais comment vous avertir ? Cette neige est tombée hier dans l'après-midi ; elle a fondu légèrement, puis gelé tout d'un coup. Je n'ai jamais vu ça !

Il regarde alors la trace du sang, et nous racontons l'expédition en profondeur. Il se met à rire et déclare :

— Personne ne croira que nous sommes venus si haut pour prendre un isard dans un puits !

Jean ELDAR.

Le Chasseur Français N°638 Avril 1950 Page 201