29 septembre 194 ... — Bouaka, bourgade
perdue de l’Oubangui-Chari où sévit un chef de cercle. Coup de crayon rouge de
la piste de latérite dans le griffonnage vert de la brousse arbustive, si
giboyeuse ! La veille, le mur jaune et noir d'une tornade barrant
l'horizon nous avait contraints d'atterrir là, à mi-chemin entre
Fort-Archambault et Bangui.
Délicieuse aurore africaine succédant à une nuit
d'apocalypse peuplée d'éclairs et de tonnerres, inondée de cataractes. Nous nous
étions levés fourbus, les traits tirés, tout contents que notre grande paillote
ait tenu le choc, tout étonnés de la luminosité de l'azur. Immensément bleu,
des arbres toujours debout, de ce vol de « mange-mil » — quel
sobriquet vulgaire pour d'aussi jolis petits oiseaux ! — papillonnant
dans la haie. Nous nous étions entassés, nos passagers et moi, dans un de ces
camions G. M. C. qui ont raison de tous les chemins et de tous les climats.
À vrai dire, j'étais un peu inquiet, non pas tant sur le sort de mes deux
camarades — le pilote, M .., le père Jules, comme nous disions,
vieux colonial, héros du Rif, aux « bananes » innombrables, en avait
vu bien d'autres, et mon ami François, Le mécanicien, n'avait pas froid aux
yeux, — mais pour l'appareil dans lequel ils avaient dormi, ce vieux F Bali,
affreux Junker52, rendu sympathique par les nombreuses heures et les aventures
passées ensemble. Eh bien ! il était toujours là, apparemment intact,
toujours cloué au sol par ces énormes tire-bouchons vissés dans la terre et
auxquels s'amarraient, par de solides cordes, les ailes et la queue de
l'appareil.
Déjà le père Jules me faisait signe de me dépêcher à
prendre, par le poste de bord, la météo du parcours jusqu'à Bangui. Cette
précaution était sérieuse ; nous avions, à la suite des changements de
route faits la veille devant la tornade, juste assez d'essence pour atteindre
Bangui, Bouaka, terrain de secours très peu visité, n'avait pas un seul litre
de carburant avion.
Mais où est, là dedans, l'histoire de chasse ? Patience,
cher lecteur, à 150 kilomètres d'ici nous y serons ... et l'avion va si
vite !
Ciel clair sur la presque totalité du parcourt, 3/10 de
strato-cumulus sur le relief, quelques bancs de brouillard sur le fleuve, à
Bangui. Aucun signe de tornade, aucun changement prévu dans les trois heures à
venir.
En route, nous embarquons.
Quinze minutes après, dans un bruit effrayant qui fait
sauver à toutes jambes la marmaille nègre, nous décollons. Le sol se dérobe
plus lentement et l'horizon grandit à mesure que l'avion s'élève.
Horizons africains ... Immensités où l'homme a encore
conscience des grandioses beautés de la nature et peut-être de l'erreur
profonde de sa civilisation sacrilège.
Entre deux messages, je scrute le sol à travers le plexiglas
pour y découvrir les géants de la brousse qui pullulent dans cette région.
Éléphant solitaire parfaitement immobile au pied de quelque gros arbre,
troupeau fuyant sous le tonnerre de nos moteurs ; girafes, virtuoses du mimétisme,
cachant leurs longs cous dans les branches épineuses des mimosées. Couples de
gros buffles de savanes éventrant l'herbe drue d'une mare. Et les antilopes de
toutes tailles, de toutes couleurs ; et les bandes de canards qui, par centaines,
s'élèvent brusquement du Bahr Sara pour s'abattre un peu plus loin. Quel tableau !
Quelles émotions intenses, et aussi quel désir, quelle fièvre d'être là, dans
la brousse, un fusil à la main ! Il faut vous dire qu'arrivé depuis six
mois au secteur de Dakar d'une compagnie aérienne, ayant déjà survolé toute l'Afrique-Occidentale
et Équatoriale, je n’avais pas encore eu une seule occasion de tirer un coup de
fusil. Quelle torture pour un enragé chasseur ! J'avoue avoir plus d'une
fois souhaité qu'une panne, dans un secteur particulièrement giboyeux, force
cette occasion. N'avions-nous pas à bord des mousquetons, pour le cas d'un
atterrissage forcé ? J'ignorais alors que le sort allait m'exaucer dans
des circonstances dramatiques.
Après trois quarts d'heure de vol, alors que nous ne sommes
plus qu'à vingt minutes de Bangui, un avis d'aggravation météo « M. M. M ... »
tinte dans les écouteurs : « Brouillard sur le terrain, visibilité
nulle », puis aussitôt un ordre à notre adresse : « Essayer
d'atteindre terrain de secours de Gondo ! » Brusquement, notre
situation devient grave. Presque à bout d'essence, impossibilité d'atterrir à
Bangui, sans aucun moyen radio pour nous diriger rapidement sur Gondo, qui ne
peut être qu'une piste de secours ouverte dans la foret. Pour comble de
malchance, des bancs de stratus se forment à hauteur des arbres, rendant très
difficile le repérage au sol. C'est alors que toute l'intuition, tout le « pifomètre »
du père Jules nous sauva tous. Un bref regard sur la carte, un rapide examen
d'un carrefour de pistes, il en prend une, en demi rase-mottes pour ne pas la
perdre dans ses méandres. Écarquillant nos yeux, nous cherchons un trou dans
cette forêt qui est devenue assez dense. Les minutes passent, un quart d'heure,
vingt minutes, toujours rien. François, très inquiet, vérifie ses calculs de
consommation, d'essence. Je le vois pâlir et, instinctivement, regarder ses
moteurs.
— Alors, lui dis-je, combien en reste-t-il ? Et
tout bas, comme pour lui-même :
— Depuis dix minutes, il ne devrait plus y en avoir
(1). Je n'ai pas le temps d'apprécier tout le tragique et le comique de cette
réponse, qu'un cri du père Jules nous fait bondir d'espoir :
— Voilà le terrain, là, à droite, cette éclaircie au
bord de la piste.
Nous passons déjà dessus ; une longue trouée
rectiligne, couverte d'herbes et d'arbustes. Il faut se poser ayant que les
moteurs nous lâchent. Les arbustes, on les fauchera, mais souhaitons qu'il n'y
ait pas de termitières. Je me retourne vers les passagers, leur disant de bien
s'attacher, ils sont à peine inquiets, tant ils en ont vu depuis deux jours. En
grand pilote, parfaitement, maître de la situation, volets baissés, à la
vitesse minimum, le père Jules assoit doucement l'appareil dans les herbes. Je
me suis cramponné, mais rien ne se passe et, après avoir roulé deux ou trois
cents mètres, notre vieux Bali, freiné au maximum, stoppe, sans mal. Ses
moteurs, et jusqu'au cockpit sont fleuris de feuilles et de brins d'herbes.
Vite, je transmets la bonne nouvelle. Bangui nous fait
savoir qu'un camion d'essence partira le plus tôt possible pour nous
ravitailler. Dans cinq à six heures, empruntant la piste survolée, il sera là.
Tout le monde est déjà à terre, heureux de s'en être tiré à si bon compte.
François inspecte sa machine, qui n'a aucunement souffert. Le père Jules émerge
des hautes herbes ; il est allé reconnaître la piste en vue du décollage.
— Vous qui êtes chasseur, c'est plein de pintades par
ici. J'en ai vu deux s'envoler là, à quelques mètres. Je ne me tiens plus de
joie. Des pintades sauvages si près ! Mais ...
— M. M ..., c'est l'occasion de dérouiller les
mousquetons, et puis, ici, pas de gendarmes !
— Eh là ! eh là ! enragé comme vous êtes,
n'allez pas tuer un nègre !
François, à qui on a raconté pas mal d'histoires
d'anthropophages, a déjà sorti les fusils. J'en inspecte rapidement un, deux
chargeurs dans la poche, et en route ! À ma première ouverture, je n'étais
certes pas plus heureux. Les fauves ? et allez donc, à moi tout seul
j'arrêterais bien un troupeau d'éléphants. Passion de la chasse, folie des
passions. Heureusement pour moi, c'est un gibier moins dangereux qui s'élève et
va se percher cent mètres plus loin, dans les branches d'un espèce de sycomore.
Du premier coup d'oeil, je les ai reconnues : deux grosses pintades
rousses. Ah ! si j'avais eu un 12 et du plomb de 4.
— J'entreprends une approche de Sioux vers l'arbre, que
je ne quitte pas des yeux. Il est très difficile d'avancer en dehors de la
piste, où le sol devient marécageux, parmi d'immenses herbes extrêmement drues
et coupantes. Si quelque grosse bête se levait à grand fracas là dedans, je ne
serais pas fier ! J'avance péniblement, irrésistiblement. Me voilà à
l'orée d'une clairière. Le grand arbre est au milieu, à une cinquantaine de
mètres. Aussitôt j'aperçois une de mes pintades, à mi-hauteur, près du tronc.
Elle paraît attentive. Sans doute ai-je fait du bruit dans les hautes herbes.
Je ne puis avancer davantage. L'autre pintade est plus haut, mal placée. Je
vais essayer d'avoir la première. Un arbuste me sert d'écran et d'appui. La
hausse réglée, je vise soigneusement ... Pan ! La grosse boule a
dégringolé. Course de triomphe vers ma première pintade, ma première victime en
Afrique centrale. L'oiseau est là, je le trouve énorme. La balle l'a traversé
au niveau du cœur. Je suis fou de joie.
Pourtant, c'est apparemment calme et détaché que j'arrive à
l'avion. Eux qui ne sont pas chasseurs, n'est-ce pas, ils ne comprendraient
pas. Le père Jules, un sourire aux lèvres, m'attend.
— Sacré radio, tire-t-il les oiseaux-mouches au vol
avec un mousqueton ?
Eh bien, tiens ! je lui en bouche un coin, au vieux
blédard. Ma chasse n'a pas duré un quart d'heure. Félicitations, ralliement
instantané de mon ami François au noble sport de saint Hubert, commentaires des
passagers sur l'accommodage éventuel du volatile.
Et quelques heures plus tard, ravitaillés en essence, nous
décollons, non pas sans avoir vu quelques-uns des sauvages craintifs du coin,
vêtus, sans doute en notre honneur, d'une branche toute fraîche passée dans une
ceinture de lianes.
À présent, lorsque je survole ces régions de trois ou quatre
mille mètres, à bord d'un de ces puissants quadrimoteurs modernes qui n'ont
plus rien du charme de l'aviation d'hier, je pense quelquefois à cette aventure,
à d'autres qui ont suivi. Mais les occasions de chasser dans ces contrées merveilleuses
sont beaucoup plus rares. Et dimanche, tout près de Paris, dans notre chasse de
cent hectares, je serais tout de même bien heureux de tirer une bécasse.
E, A.,
novembre 1949.
(1) Cette erreur est actuellement impossible. Les appareils
modernes possèdent des jaugeurs précis et des courbes de consommation bien
établies.
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