Tout le monde, ne l'a sans doute pas deviné. Mais c'est au
pauvre basset d'Artois que M. de Kermadec a fait allusion, dans son article « De
tout un peu », lorsqu'il écrit : « En tout cas, la guerre menée
contre notre seul basset à poil ras de modèle passe-partout, etc. »
Beaucoup de chasseurs, et même certains cynophiles avertis,
parlent encore de lui comme s'il existait toujours. En réalité, il n'est plus
de ce monde canin !
Il n'est mort ni d'accident, ni de maladie, ni de
vieillesse. Il a été tué au cours d'une lutte fratricide, par un faux frère, le
basset artésien normand.
Sa disparition officielle est passée assez inaperçue. On
n'en a jamais parlé dans Le Chasseur Français. Il est donc bon que le
grand public soit mis au courant de sa situation de paria. S'il a encore
parfaitement la faculté de trottiner par les champs et par les bois, il est
tout de même un hors-la-loi au point de vue exposition. Il a été rayé de la
liste officielle des chiens courants. Les sociétés canines n'ont plus le droit
d'accepter des engagements de bassets d'Artois. Si, par suite d'un oubli de la
consigne, il s'en présente dans le ring, le juge n'a pas le droit de lui
accorder une récompense. Le juge n'a qu'un devoir : tirer un coup de chapeau
à l'exposant et lui expliquer que le basset d'Artois n'est pas un chien de race !
Il est évidemment bien difficile de comprendre et de faire comprendre
l'absurdité par laquelle un chien de race très ancienne n'est plus un chien de
race, alors qu'un bâtard, l'artésien normand, est devenu le seul chien de race
du genre !
L'exposant ne manquera pas de penser et de dire : « Voilà
un juge qui n'y connaît rien ou qui est complètement cinglé ! »
Pourtant le juge ne fera, dans la circonstance, que se conformer strictement
aux règlements qui interdisent l'accès des expositions au basset d'Artois.
De quels crimes s'est donc rendu coupable ce pauvre chien
pour avoir été condamné à mort ?
Il n'en a commis qu'un seul : il est resté trop
réfractaire à l’adoption de la tête et de l'oreille normandes. En bon artésien
qu'il était, il a conservé quelque chose de la tête un peu courte et un peu
forte et de l'oreille plate qui étaient les caractéristiques de ses ancêtres.
Pour tous les connaisseurs et tous les vrais chasseurs, ce
ne sont là que fautes vénielles ; la qualité et le modèle normal et utile
passent avant de tels détails. Mais pour les snobs et les ignorants, ce sont là
péchés mortels. Est-ce que la mode, dans un domaine quelconque, se préoccupe de
ce qui est raisonnable ou utile ? Jamais.
Eh bien ! la mode était aux oreilles normandes. Il
était inadmissible, invraisemblable et impardonnable que des chiens courants
persistent dans un type un peu commun et rustique, alors que la tête et
l'oreille normandes représentaient le super-chic.
Ah ! les chasseurs avisés et modérés ne s'imaginent pas
avec quelle violence et quel acharnement les normandistes traitaient ces
méprisables artésiens !
J'ai assisté à l'une des premières offensives publiques
contre lui. Ce fut quelque chose de si curieux et si inattendu que tout le
monde, après avoir été très surpris, en avait bien ri. Je faisais partie du
jury d'un concours de meutes à Rasteau. Nous examinions des bassets artésiens
normands avant leur découpler. Le regretté et distingué président de la Société
de vénerie, le comte Henri d'Andigné, fit quelques remarques très justes au
sujet du parallèle entre l'artésien et l'artésien normand. Deux propriétaires
d'artésiens normands devinrent immédiatement rouges d'indignation et de colère
en entendant parler de l’artésien. Et ils se lancèrent en une charge à fond
contre cet affreux chien, qui n'était représenté en exposition que par les mal
fichus, les déchets de l’élevage de l'artésien normand. Ce qu'il y avait d'inattendu
et de risible, c'était de voir ces deux messieurs, qui ne connaissaient
évidemment rien aux chiens courants, donner des leçons au grand veneur réputé et
au cynophile expert qu’était d'Andigné.
Le basset d'Artois, de vieille souche et qui avait fait ses
preuves, représente pour ces messieurs comme un mal venu de la contrefaçon
artésienne normande : c’était vraiment amusant !
Mais ce qu'il y a de plus triste, c’est que, à quelques années
de là, le Club de l'artésien normand réussissait à faire triompher sa thèse et
à faire rayer l'artèsien de la liste officielle.
Ce fut là une injustice flagrante et une erreur totale.
Injustice, parce qu'il y avait deux variétés,
essentiellement distinctes au point de vue du type et des qualités. Il n'y
avait aucune raison valable pour qu'on fasse disparaître l'une — la plus
ancienne a — au profit de l'autre — la plus récente. Lorsqu'un club
part en guerre contre une variété qui n'est pas la sienne et qui ne lui plaît
pas, il ne fait pas de la cynophilie, mais de la cynophobie à l'égard des autres.
La seule solution logique et équitable eût été d'admettre
les deux bassets, l'un sous le qualificatif de basset d'Artois et l'autre sous
le nom de basset normand. Il n'y aurait eu aucune confusion possible. Par leurs
aptitudes différentes, ils correspondent à des goûts divers.
Erreur, parce que, du point de vue chasse, l'ancien basset
d'Artois était d'excellente qualité et répondait aux goûts et aux besoins de
bien des chasseurs. Il avait le moral du chien d'Artois, très justement
apprécié : pas très vite, mais très requérant, très fin du nez et
rustique. Le normand a naturellement pris le moral du grand normand, bien connu
pour manquer de train, d'intelligence, et souvent désespérant par son naturel musard.
Ajoutez à cela que le basset d'Artois était mieux bâti pour
chasser que le normand. Comme le dit très justement M. de Kermadec, il était — surtout
comparé au normand monumental — d'un modèle passe-partout, moins
important, plus allant, plus requérant et plus agile que le nouveau venu.
Certains utilisateurs de bassets se sont aperçus de l'erreur
commise et regrettent que la mode l'ait emporté sur la raison et l'utilité. Ils
ont adressé une requête à la société de vénerie et à la Société centrale canine
pour qu'on reconnaisse de nouveau le basset d'Artois. Et, forts de l'expérience
et des désillusions que leur ont causées les normands, ils n'hésitent pas à
dire dans leur lettre que « ceux qui veulent des chiens moins rampants et
moins infirmes que les normands » souhaitent ardemment la résurrection officielle
de l'artésien. Ils ajoutent très justement qu'ils ne veulent pas faire de
révolution, « car la révolution a été faite lorsqu'on a substitué le
Normand à l'Artois », mais seulement un retour à une ancienne race.
L'affaire semblait se présenter sous un jour favorable.
Quelques membres de la Commission spéciale de la Société de vénerie — tels
son président M. Willethem, de Kermadec et moi-même — étaient très
partisans de réparer l'erreur et l'injustice. À une réunion du Club du basset
artésien normand, dont font partie quelques amateurs du basset d'Artois, M. le
président du Club s'était rangé à leurs arguments et avait accepté le principe
de la reconnaissance officielle du basset d'Artois. Mais, le lendemain, à la
réunion de la Commission de la vénerie, M. le président du Club de l'artésien
normand s'est formellement opposé à cette reconnaissance.
Et le basset artésien a été condamné une fois de plus !
Curieux et regrettable ... car, à notre époque où la
plupart de nos chiens français de petite vénerie sont en pleine décadence, on
se demande vraiment pourquoi et comment on s'oppose systématiquement à la
renaissance d'une vieille variété bien française qui ne demanderait qu'à
revivre et qui donnerait satisfaction à bien des petits chasseurs : le
basset d'Artois.
Paul DAUBIGNÉ.
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