C'est sur une note un peu trop pessimiste que j'ai terminé
ma dernière chronique consacrée aux courses de montagne du deuxième degré. Si,
en effet, nous n'aurons plus l'occasion de rencontrer le romantisme dans les
escalades plus difficiles, il arrive encore de trouver, rarement à vrai dire,
un peu de lyrisme et de poésie.
Parmi les écrivains qui ont su rester dans de justes
limites, il en est un surtout, et peut-être un seul, dont les récits d'escalade
resteront toujours parmi les meilleurs classiques de la haute montagne :
c'est Guido Rey.
Avec Guido Rey, nous suivrons l'ascension de la Dent du
Requin, l'une des plus classiques des aiguilles de Chamonix, classée
actuellement en 3e degré. La première ascension de ce sommet remonte
à 1893 et fut réalisée par une cordée de grimpeurs sans guide, Anglais, comme
l'étaient, à l'époque la grande majorité des chercheurs de premières. Cecil Slingsby,
Norman Collie, G. Hastings et A. F. Mummery composaient cette cordée, qui, depuis
un an, s'était convertie à l'alpinisme sans guide, dont ils sont les
précurseurs. En quelques années, Mummery, avec quelques-uns des mêmes camarades,
à réussi la traversée des Charmoz (2e ascension), la célèbre
ascension du Grépon par la « fissure Mummery », la Dent du Requin, le
Plan par l'arête nord-ouest, la traversée du Cervin, l’aiguille Verte par
l'arête du Moine, le Mont-Blanc par le versant de la Brenva.
C'est en 1904 que Guido Rey gravit la Dent du Requin. Venu
assez tard à la montagne, il est accompagné de guides. Mais, à cette époque
heureuse, les escalades avec guides n'étaient pas, comme trop souvent,
aujourd'hui, de véritables « courses contre la montre », et le client
n'était pas exclusivement un colis.
Le refuge du Requin n'ayant été construit qu'en 1926, c'est
du Montenvers que part la caravane. Elle remonte pendant plusieurs heures la
mer de Glace, puis le glacier du Géant jusqu'au pied des séracs, et enfin le
glacier crevassé d'Envers du Plan. Encore une heure d'escalade relativement
facile, et les voici à l'Épaule.
« Brusquement, dans l'échancrure d'un col, m'apparaît
le sommet, l'ultime petit sommet. Cinquante mètres à peine. C'est une
effrayante révélation. Je croyais être endurci contre toute émotion, mais cette
fois c'était trop. Un instant je fus pris par un secret sentiment d'épouvante,
comme je n'en avais pas éprouvé au Grépon. Il me parut que nous étions arrivés
à la limite de la raison.
« Cependant d'autres êtres, aussi raisonnables que
nous, étaient montés, et on passait vraiment par là, descendant sur une dalle
lisse comme verre, tournant au-dessous de cet étrange bec rocheux qui
surplombe, et puis par je ne sais quelles voies suspendues au-dessus d'un abîme
de mille mètres. C'était une vision à faire frissonner l'âme la plus forte.
» Tandis que les guides étudiaient la route avec une
circonspection inusitée, nous échangeâmes quelques paroles banales, comme si
nous étions au café.
» Ce qui suivit est indescriptible. Le carnet de notes
est muet. C’est un rêve qui dura deux heures, longues comme un siècle, et si
ensorcelant que je voudrais presque ne pas en être éveillé encore. Je vois des
hommes qui se laissent glisser lentement et prudemment sur une longue dalle, à
laquelle ils adhèrent de la poitrine et des mains ; ils tournent sous le
bec mystérieux, suspendus dans le vide ; ils remontent, grimpent, se
broyant les os dans des fissures verticales ; ils saisissent en l'air
d'invisibles appuis, disparaissent dans d'étroites cavités et en sortent avec
des visages bouleversés, congestionnés.
» Je vois continuellement de gros souliers ferrés qui
pendent sur ma tête, des habits déchirés et des jambes invraisemblablement
écartées ; des cordes tendues, vibrantes sous le poids d'un corps, ou
lancées de là-haut et ondoyant dans l'air.
» J'entends haleter d'une façon angoissante et
continue, j'entends des imprécations et les sons rauques presque rythmés qui
accompagnent les efforts.
» Les hommes qui nous conduisent ne nous donnent pas un
instant de trêve ; ils pressent, excitent, grondent, saisissent par la
main, impriment des secousses à la corde et nous soulèvent parfois de tout
notre poids. Il semblait que nous allions à une vitesse désespérée ; nous
montions de 25 mètres à l'heure.
» Après avoir longtemps grimpé verticalement, voici un petit
replat où l'on peut s'arrêter et, en face, un dernier bloc, à pic sur un abîme
insensé ; déjà quelqu'un y est arrivé et un autre est suspendu à l'arête.
Au delà de ce bloc, il n'y a plus rien ; le ciel et le vide de toutes
parts. C'est le sommet, une lame bifide, pointue et mince, la dent d'un requin.
Jamais nom ne fut plus approprié que celui-ci, donné par Mummery, un poète.
» Un bref repos, et tout de suite la descente par une
autre voie : un couloir sombre et profond comme un puits de mine. Je me rappelle
le premier sentiment de crainte au moment de pénétrer dans l'ouverture, puis,
lorsque tout le corps y est entré, une délicieuse stupeur, une impression de
soulagement infini de se trouver dans un lieu clos, loin de la vue des abîmes,
de sentir qu'on descend commodément ; les parois du puits ont, en effet,
un grain qui accroche les habits par une rude caresse et vous retient en un
étroit embrassement, tout en vous laissant filer peu à peu.
» La descente est verticale, mais il n'y a presque pas
besoin de faire frein en se retenant à la corde de secours.
» À moitié chemin, la corde finit; il convient de la
tirer et de la passer dans un crochet providentiel que nous trouvons scellé
dans le rocher ; manœuvre compliquée, car nous sommes suspendus les uns au-dessus
des autres, à l'étroit, et sans pouvoir nous prêter une aide efficace.
» Nous ne savions si notre corde serait assez longue
pour atteindre la base du couloir, mais, lorsque nous l'eûmes lancée et que,
par le bruit sec qu'elle fit en tombant, nous sentîmes qu'elle touchait le
fond, nous fûmes assurés de notre retour, et dans le sombre puits éclata un
long cri de délivrance.
» C'était le dernier passage scabreux. Celui-ci
terminé, nous étions réunis et tous ensemble nous dévalâmes à toute allure.
» La nuit est tombée depuis longtemps quand la cordée atteint
le col du Géant et le refuge Torino.
» Assis autour de la table, nous nous regardons tous
les quatre. Oh ! que nos visages étaient laids, gonflés et fatigués !
Mes compagnons se taisaient et buvaient. Ils étaient
éclairés en dessous par la lumière vacillante d'une bougie qui marquait
d'ombres dures les traits tirés par la fatigue ; les yeux injectés de sang
semblaient aveuglés par la neige et le soleil ; il y avait sur ces visages
comme une expression extatique. »
Cette page simple et saisissante de l'histoire d'une
escalade, nous l'avons tous vécue un jour ou l'autre, mais seul un Guido Rey a
su l'exprimer. Il faut lire ses livres sur la montagne, et surtout Alpinisme
acrobatique, qui fut et restera à la base de nombreuses vocations alpines.
Pierre CHEVALIER.
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