Accueil  > Années 1950  > N°638 Avril 1950  > Page 255 Tous droits réservés

Le serpent à sonnettes

ans mon enfance, un facétieux personnage m'avait facilement persuadé que les serpents à sonnettes étaient des animaux très utiles et servaient, dans certains pays, à remplacer, à l'église, les enfants de chœur.

Avec le temps, cette opinion ne pouvait évidemment que se modifier ; mais elle laissa dans mon esprit la croyance que l'animal en question était vraiment pourvu d'organes qui justifiaient sa dénomination.

Je devais être déçu lorsque, chevauchant un jour avec un Indien, celui-ci me fit écouter un bruit de feuilles sèches que l'on foulerait, de brindilles que l'on écraserait. « Un cascabel » (1), murmura-t-il. C'était tellement loin de tout ce que je supposais qu'il me fallut tuer la bête pour me convaincre.

C'était ça les sonnettes ! Ces parties cornées articulées au bout de la queue ? Mais, au fait, si on ne les avait pas dénommées sonnettes, comment aurait-on appelé ces petites choses ?

Par la suite, je vis et, souvent, je tuai nombre de ces monstrueuses vipères qui sont répandues dans toutes les parties chaudes du continent américain. J'eus le loisir de les examiner mortes ou vives. Ce que je puis en dire n'aura toutefois rien de scientifique, je ne suis pas naturaliste et il faudra ici me borner à relater ce que j'ai vu, ce que j’ai entendu des récits, des légendes peut-être, des Indiens, mes compagnons.

Lorsque le serpent à sonnettes n'a pas une année, il n'est pas encore pourvu des attributs qui lui ont valu son nom. Il lui faudra, pour cela, attendre la mue annuelle, laquelle, si je ne me trompe, comme pour tous les autres serpents, a lieu au printemps. Le serpent change de peau. À cette époque, on peut voir le sol des clairières parsemé de peaux sèches abandonnées par les reptiles de toutes sortes.

S'il faut an croire les Indiens, lorsque le serpent a l'impression que sa peau ancienne est assez décollée, il passerait tête première dans la fourche d'une branche et retournerait cette peau comme un gant. Il traînerait alors un certain temps sa peau retournée à l'extrémité de sa queue. Chez les vipères d'autres races, chez d'autres serpents, cette peau se détacherait complètement au bout de quelques jours sans laisser de traces à l'extrémité de la queue.

Il n'en est pas de même pour le serpent à sonnettes : la peau se détache bien, mais elle laisse à l'extrémité de la queue une écaille cornée ayant une forme se rapprochant d'une demi-gousse de cacahuète, un peu plus longue, un peu plus plate et dont la partie vide est tournée vers l'extérieur.

L'année suivante, une autre écaille de même forme, légèrement plus volumineuse, vient coiffer la première en laissant sur celle-ci un jeu de quelques millimètres. Et ainsi de suite. On comprend alors que ces petites clochettes, si l'on peut dire, toutes solidaires de la queue, s'entre-choquent au moindre mouvement de celle-ci, d'où le bruit.

Un serpent de une ou deux sonnettes a la grosseur d'une grosse vipère d'Europe. Celui de douze ou treize sonnettes, ce qui est, je crois, un maximum, mesure 2m,50. Le corps, relativement court et aplati, est de la taille du mollet d'un homme adulte. La robe est brunâtre, avec de beaux dessins réguliers en losanges. Il gîte dans les trous de biscachas, de tatous ; sous les souches des arbres dans la forêt, dans les vides des pierrailles de la Cordillère des Andes.

J'ai entendu raconter que, dans certains cas, le cascabel se déplacerait avec rapidité et sur une grande distance pour attaquer. Je n'ai jamais vérifié personnellement la chose. Tous les serpents à sonnettes sur lesquels je suis tombé étaient enroulés et dans la position d'attaque.

J'ai l'impression que ce serpent est curieux et ne doit pas voir de très loin. Il nous arrivait parfois, le soir, d'être surpris par la nuit et de ne pouvoir atteindre le campement ; nous allumions alors un feu, nous y faisions cuire ce que nous avions et nous couchions à même la sol, sur nos « pellones » (2), avec notre « recado » (3) pour oreiller. À l'aurore, et cela s'est produit plusieurs fois, nous avons eu la désagréable surprise de nous trouver en compagnie d'un de ces reptiles. Il fallait alors s'abstenir de tout geste brusque, s'éloigner le plus vite possible afin de le fusiller facilement.

Parmi mes gens, je n'ai jamais eu d'accident à déplorer : question de chance, sans doute. Mais un de mes collègues fut mordu au pouce en ouvrant son armoire à linge. À cette époque, le sérum polyvalent était encore peu répandu; mon ami eut le courage de se faire immédiatement couper le doigt au machete sur un billot, et il s'en tira de cette façon.

J'ai vu, dans un campement de bûcherons, le cadavre d'un homme qui, quelques heures auparavant, avait été mordu à la lèvre : une demi-heure plus tard, il était mort. Les accidents de ce genre sont toutefois assez rares ; les animaux, et cela se comprend, sont plus souvent victimes des serpents que les hommes, qui se déplacent généralement à cheval.

À Charadai, dans un taillis, j'avais blessé à coups de revolver un énorme cascabel ; il sifflait en ouvrant la gueule où apparaissaient deux crochets de 2 centimètres de longueur. Un coup de machete termina sa carrière. Il avait douze sonnettes.

Je vais me permettre enfin de conter une petite aventure strictement personnelle. Un jour, à la sieste, j'entrai dans la forêt pour satisfaire un besoin naturel. Au moment de me relever, j'aperçus, à 50 centimètres sur mon côté, un beau cascabel enroulé qui me regardait. J'étais désarmé, j'avais accroché ma ceinture juste au-dessus de lui à une branche que je ne pouvais atteindre sans me déplacer (4). Je ne suis pas plus poltron qu'un autre, mais je dois humblement avouer que je battis en retraite silencieusement et sans trop prendre garde à ma tenue ; ce qui, d'ailleurs, dans cette région, n'avait aucune espèce d'importance.

Je revins quelques secondes plus tard, pourvu de ma carabine, pour chercher ma ceinture ; mais le serpent à sonnettes, qui m'avait fait la politesse de me tenir compagnie, avait disparu.

Léon VUILLAME.

(1) Cascabel, nom espagnol du serpent à sonnettes.

(2) Peaux de mouton qui l'on fixe, avec une sangle, sur la monture du pays.

(3) Monture en cuir avec plaques avant et arrière en bois ; elle constitue la selle proprement dite des gauchos.

(4) Dans ces pays, tout cavalier porte une large ceinture de cuir portant à gauche l'étui à revolver, derrière et à droite la gaine du coutelas et, devant, les deux poches à cartouches.

Le Chasseur Français N°638 Avril 1950 Page 255