ans mon enfance, un facétieux personnage m'avait
facilement persuadé que les serpents à sonnettes étaient des animaux très
utiles et servaient, dans certains pays, à remplacer, à l'église, les enfants de
chœur.
Avec le temps, cette opinion ne pouvait évidemment que se
modifier ; mais elle laissa dans mon esprit la croyance que l'animal en
question était vraiment pourvu d'organes qui justifiaient sa dénomination.
Je devais être déçu lorsque, chevauchant un jour avec un
Indien, celui-ci me fit écouter un bruit de feuilles sèches que l'on foulerait,
de brindilles que l'on écraserait. « Un cascabel » (1), murmura-t-il.
C'était tellement loin de tout ce que je supposais qu'il me fallut tuer la bête
pour me convaincre.
C'était ça les sonnettes ! Ces parties cornées
articulées au bout de la queue ? Mais, au fait, si on ne les avait pas
dénommées sonnettes, comment aurait-on appelé ces petites choses ?
Par la suite, je vis et, souvent, je tuai nombre de ces
monstrueuses vipères qui sont répandues dans toutes les parties chaudes du
continent américain. J'eus le loisir de les examiner mortes ou vives. Ce que je
puis en dire n'aura toutefois rien de scientifique, je ne suis pas naturaliste
et il faudra ici me borner à relater ce que j'ai vu, ce que j’ai entendu des récits,
des légendes peut-être, des Indiens, mes compagnons.
Lorsque le serpent à sonnettes n'a pas une année, il n'est
pas encore pourvu des attributs qui lui ont valu son nom. Il lui faudra, pour
cela, attendre la mue annuelle, laquelle, si je ne me trompe, comme pour tous
les autres serpents, a lieu au printemps. Le serpent change de peau. À cette
époque, on peut voir le sol des clairières parsemé de peaux sèches abandonnées
par les reptiles de toutes sortes.
S'il faut an croire les Indiens, lorsque le serpent a
l'impression que sa peau ancienne est assez décollée, il passerait tête
première dans la fourche d'une branche et retournerait cette peau comme un
gant. Il traînerait alors un certain temps sa peau retournée à l'extrémité de
sa queue. Chez les vipères d'autres races, chez d'autres serpents, cette peau
se détacherait complètement au bout de quelques jours sans laisser de traces à
l'extrémité de la queue.
Il n'en est pas de même pour le serpent à sonnettes :
la peau se détache bien, mais elle laisse à l'extrémité de la queue une écaille
cornée ayant une forme se rapprochant d'une demi-gousse de cacahuète, un peu
plus longue, un peu plus plate et dont la partie vide est tournée vers
l'extérieur.
L'année suivante, une autre écaille de même forme, légèrement
plus volumineuse, vient coiffer la première en laissant sur celle-ci un jeu de
quelques millimètres. Et ainsi de suite. On comprend alors que ces petites
clochettes, si l'on peut dire, toutes solidaires de la queue, s'entre-choquent
au moindre mouvement de celle-ci, d'où le bruit.
Un serpent de une ou deux sonnettes a la grosseur d'une
grosse vipère d'Europe. Celui de douze ou treize sonnettes, ce qui est, je
crois, un maximum, mesure 2m,50. Le corps, relativement court et
aplati, est de la taille du mollet d'un homme adulte. La robe est brunâtre,
avec de beaux dessins réguliers en losanges. Il gîte dans les trous de biscachas,
de tatous ; sous les souches des arbres dans la forêt, dans les vides des
pierrailles de la Cordillère des Andes.
J'ai entendu raconter que, dans certains cas, le cascabel se
déplacerait avec rapidité et sur une grande distance pour attaquer. Je n'ai
jamais vérifié personnellement la chose. Tous les serpents à sonnettes sur
lesquels je suis tombé étaient enroulés et dans la position d'attaque.
J'ai l'impression que ce serpent est curieux et ne doit pas
voir de très loin. Il nous arrivait parfois, le soir, d'être surpris par la
nuit et de ne pouvoir atteindre le campement ; nous allumions alors un
feu, nous y faisions cuire ce que nous avions et nous couchions à même la sol,
sur nos « pellones » (2), avec notre « recado » (3) pour
oreiller. À l'aurore, et cela s'est produit plusieurs fois, nous avons eu la
désagréable surprise de nous trouver en compagnie d'un de ces reptiles. Il fallait
alors s'abstenir de tout geste brusque, s'éloigner le plus vite possible afin
de le fusiller facilement.
Parmi mes gens, je n'ai jamais eu d'accident à déplorer :
question de chance, sans doute. Mais un de mes collègues fut mordu au pouce en
ouvrant son armoire à linge. À cette époque, le sérum polyvalent était encore
peu répandu; mon ami eut le courage de se faire immédiatement couper le doigt
au machete sur un billot, et il s'en tira de cette façon.
J'ai vu, dans un campement de bûcherons, le cadavre d'un
homme qui, quelques heures auparavant, avait été mordu à la lèvre : une
demi-heure plus tard, il était mort. Les accidents de ce genre sont toutefois
assez rares ; les animaux, et cela se comprend, sont plus souvent victimes
des serpents que les hommes, qui se déplacent généralement à cheval.
À Charadai, dans un taillis, j'avais blessé à coups de
revolver un énorme cascabel ; il sifflait en ouvrant la gueule où
apparaissaient deux crochets de 2 centimètres de longueur. Un coup de machete
termina sa carrière. Il avait douze sonnettes.
Je vais me permettre enfin de conter une petite aventure
strictement personnelle. Un jour, à la sieste, j'entrai dans la forêt pour
satisfaire un besoin naturel. Au moment de me relever, j'aperçus, à 50
centimètres sur mon côté, un beau cascabel enroulé qui me regardait. J'étais
désarmé, j'avais accroché ma ceinture juste au-dessus de lui à une branche que
je ne pouvais atteindre sans me déplacer (4). Je ne suis pas plus poltron qu'un
autre, mais je dois humblement avouer que je battis en retraite silencieusement
et sans trop prendre garde à ma tenue ; ce qui, d'ailleurs, dans cette
région, n'avait aucune espèce d'importance.
Je revins quelques secondes plus tard, pourvu de ma
carabine, pour chercher ma ceinture ; mais le serpent à sonnettes, qui
m'avait fait la politesse de me tenir compagnie, avait disparu.
Léon VUILLAME.
(1) Cascabel, nom espagnol du serpent à sonnettes.
(2) Peaux de mouton qui l'on fixe, avec une sangle, sur la monture
du pays.
(3) Monture en cuir avec plaques avant et arrière en bois ;
elle constitue la selle proprement dite des gauchos.
(4) Dans ces pays, tout cavalier porte une large ceinture de
cuir portant à gauche l'étui à revolver, derrière et à droite la gaine du
coutelas et, devant, les deux poches à cartouches.
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