J'ai eu la chance, à l'âge où rien ne vous arrête,
c'est-à-dire lorsqu'on est jeune et intrépide, de disposer d'assez de loisirs
et être maître de mon temps pour pouvoir, au gré des invitations, me déplacer
et aller voir comment les autres opéraient. Pour un veneur à ses débuts, je le
répète, c'est une vraie chance et — ainsi qu'autrefois les compagnons du
tour de France allaient de ville en ville œuvrer et apprendre les secrets et
tours de main de leur art — j'ai pu dans ces déplacements acquérir le
bagage indispensable à mes premiers pas.
Un camarade de collège, perdu de vue pendant la Grande
Guerre, puis retrouvé à une exposition canine, m'avait invité à passer quelques
jours chez lui. Une sincère amitié d'enfant nous liait autrefois ;
j'acceptai avec plaisir, sous la condition expresse qu'il me rendrait la
pareille et viendrait à son tour chasser un lièvre avec nous, animal que nous
courrions alors.
Lui, avec deux amis, chassait le sanglier. Et c'est une de
ces chasses que je vais revivre aujourd'hui en votre compagnie, si mes
radotages ne vous ennuient pas trop.
Les chasseurs de sanglier sont des êtres à part ; même
quand ils fusillent — et avec de petits vautraits, c'est presque
indispensable, — ils gardent dans leur comportement une manière de vrais
veneurs et possèdent le plus souvent des façons qui sont les bonnes.
Ce modeste équipage me surprit dès l'abord. Composé de
dix-huit chiens d'une taille moyenne qui se tenait autour de 0m,60,
on y voyait une collection de sujets assez disparates comme type et comme couleur.
Anglo-français, cela va sans dire, mais avec aussi quelques individus plus près
du briquet que du chien d'espèce ; il y avait même deux ou trois griffons.
Mais tout cela avait l'air fort gaillard, très déluré et respirait la vigueur
et une certaine distinction.
Pour nous autres, hommes de métier, si j'ose ainsi dire, les
chiens nous révèlent vite leur personnalité ; certaines professions font
que des spécialistes considèrent ainsi les humains et voient chez nos
semblables des « têtes de flagrants délits » ou du « gibier de
cour d'assises ». Pour me résumer, tous ces toutous avaient, eux, de « bonnes
gueules de chiens de chasse » et respiraient la santé.
Afin de mieux situer l'action, j'aimerais vous décrire le
cadre où nous opérions, pays assez sauvage et désert, les grands bois, composés
d'essences pauvres et chétives, alternaient avec d'immenses étendues d'ajoncs
ou de genêts ou de landes. Décor assez mélancolique sous la grisaille d'un jour
d'hiver qui nous voyait partir vers les dix heures au rendez-vous. Nous étions
trois cavaliers qui suivions la meute conduite par un jeune valet de bonne mine
dans sa livrée grise. Un chemin d'exploitation défoncé, zigzaguant à travers
les bois dénudés, nous conduisit à un carrefour marqué par une grande croix
rustique formée de troncs d'arbre : le Carroir au Loup.
Deux gardes nous attendaient ; ils avaient attaché à un
buisson leurs limiers, deux griffons hirsutes, et finissaient de manger un
morceau sur le pouce en se chauffant à un maigre feu ; spectacle bien
campagnard et loin des brillantes assemblées auxquelles les laisser-courre de
nos équipages du Centre nous avaient habitué. Mais les hommes avaient bon air,
bien qu'habillés fort simplement, et leur rapport, fait selon les règles, nous
fit bien augurer de la journée.
Chacun des gardes avait une brisée, l'un une compagnie,
l'autre un grand sanglier.
Le maître d'équipage (il avait trente ans !) décida
d'attaquer le solitaire ; respectueux en cela des usages, il agissait en
vrai veneur.
Il ordonna aussi d'attaquer de meute à mort, prenant de
gaîté de cœur tous les risques que cela comporte, et fit découpler les chiens
sur-le-champ afin qu'ils suivent en liberté derrière l'homme jusqu'à ce qu'on
les mît aux branches. C'est le bon moyen, du reste, parce qu'ils sont ainsi
beaucoup plus sages et cela évite l'habituel affolement qui préside
ordinairement quand on les libère des couples sur une voie saignante.
La voie fut donc prise dans de bonnes conditions et avec
calme, quelques chiens de créance sentirent la branche en jouant du fouet, puis
firent suite, et bientôt les récris s'ajoutèrent les uns aux autres, formant le
joyeux concert d'un rapprocher prometteur.
Puisque j'avais les coudées franches, j'accompagnai sous
bois le petit vautrait ; j'étais heureux de voir ainsi à l'ouvrage les
chiens et le jeune valet qui défilaient la voie sous l'œil de mon ami, master
imperturbable.
Bientôt je distinguai parmi les chiens ceux qui conduisaient
le rapprocher. J'admirais surtout un grand chien tricolore, assez près du sang
poitevin, dont la gorge hautaine ralliait tout le vautrait. Mais les clameurs
augmentaient d'intensité, le train aussi d'ailleurs, et, dans un massif de
genêts verts, le lancer éclata dans une rafale de récris furieux : c'était
lancé.
Les trompes — car on sonnait ici — ronflaient et
soupiraient à plaisir avec les : « Vloo ! Au coûte, en tête !
Rallie là-haut ! » qui nous firent dévaler bientôt à plein train
derrière l'équipage qui criait à faire trembler la forêt.
Ne connaissant pas le pays, je continuai à coller aux chiens
le plus que je pouvais et, pendant un bon moment, l'allure fut vive et
soutenue. Mais, grâce à mon ami, j'étais supérieurement monté, ayant entre les
jambes un cheval d'âge bien routiné mais vigoureux et adroit, qui m'enlevait
comme une plume.
Après deux heures de courre, l'ensemble n'était plus si bon
dans la meute, les chiens s'étiraient sur 200 ou 300 mètres et une tête s'était
formée, qu'emmenait une petite griffonne, vite comme une balle.
Mon ami n'hésita pas à arrêter les chiens de queue et, les
conduisant derrière son cheval, prit au pas une sorte de chemin boueux. J'étais
venu le rejoindre : « Non, me dit-il, ne reste pas ici. Suis la tête
et sonne. Sauf un hasard imprévisible, notre animal doit passer à une refuite
en arrière où j'espère bien faire rallier mes toutous. »
Je rejoignis la chasse, qui déballait à plein train ;
le jeune piqueux soutenait ses chiens d'une trompe entraînante et gaie et je me
demandais ce que je faisais là, si ce n'est assister à un fort joli spectacle
qui n'avait pas besoin de mes pauvres lumières.
Le calcul de mon ami était juste en partie, c'est-à-dire que
le sanglier amorça bien un grand retour, mais qu'avant d'arriver à l'endroit où
le maître d'équipage devait donner ses chiens de queue il se mit au ferme dans
un atroce fourré et commença à jouer du boutoir.
Il était impossible d'arriver sur le lieu du combat, qui se
déroulait à 500 mètres de nous dans un fort impénétrable. Mais le jeune piqueux
n'entendait pas que ses chiens soient démolis sans qu'il fît sa partie ;
mettant pied à terre, il se débarrassa de sa trompe et de son fouet, saisit sa
courte carabine et, à quatre pattes, se glissa dans une coulée. Brossant comme
une bête sauvage, il put parvenir jusqu'à ses chiens, mais le goret,
l'éventant, reprit sa course.
Toutes ces péripéties avaient pris du temps, et cela permit
à mon ami de progresser et d'arriver à son passage infaillible juste pour voir
sauter devant lui le sanglier tout hérissé. Il découpla bas et roide et, bientôt,
un furieux concert nous apprit la manœuvre. Le sanglier avait peu d'avance ;
tous les chiens se rameutèrent en un instant et le train devint des plus
sévères.
Bousculée par le vautrait, obsédée par les fanfares des
trompes, les cris des chasseurs, la bête noire fuyait en ligne droite,
cherchant à sauver sa peau. Mais ces diables de chiens sentaient la cuisine et
la prise proche, les récris augmentaient d'intensité, tous chargeaient à plein
train et, étouffé par cette allure de cross, le sanglier dut s'arrêter une fois
encore pour faire tête. Mais le vautrait était là au complet, chiens et hommes
qui entonnaient la fanfare de mort. Il eut beau faire ses charges furieuses,
prendre des attitudes menaçantes, tout cela ne faisait que retarder sa fin, et
une balle bien placée le fit écrouler au milieu des chiens qui le pillaient
furieusement.
Nous avions — et cela situe encore mieux l'époque que
tous mes discours — près de 20 kilomètres de retraite à faire. Retraite
qui semblerait bien pénible de nos jours pour certains, car la pluie tombait
drue et il faisait noir comme dans un four. Mais, nourris des récits d'antan,
nous trouvions cela normal et, sonnant fanfares sur fanfares, narguant les
intempéries et la fatigue, nous proclamions à beau bruit notre victoire et
notre joie.
Guy HUBLOT.
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